Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°1003 (2025-50)
mardi
16 décembre 2025
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Ne cherche pas, va ; va devant toi, marche, |
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![]() Etourneau au soleil Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 17 octobre 2025 ![]()
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 17 octobre 2025 ![]()
![]() Etourneau sansonnet Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mercredi 29 octobre 2025
Pie
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 2 novembre 2025
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![]() Pie
Etourneau
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 7 novembre 2025
Etourneau
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 9 novembre 2025
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mardi 11 novembre 2025
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mardi 11 novembre 2025
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 16 novembre 2025
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 16 novembre 2025
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"Introduction Marcher derrière les moutons, sentir leur odeur, vivre avec eux, côtoyer les bergers et leurs chiens, arpenter la montagne, tout cela s’ancre pour moi dans les souvenirs et les rêves de l’adolescence. Retour d’images de ma vie d’autrefois. À quinze ans, je m’installais des heures durant au pied du Grand Veymont, sur le plateau du Vercors, légèrement en amont du vallon des Bachassons, près des « grandes cabanes », pour voir évoluer le berger et ses chiens regroupant un bon millier de brebis afin de les mener au grand enclos proche de la bergerie du Jas de Chaumailloux. Ce métier et son plein air, les moutonnements des versants herbeux, me faisaient rêver, moi le petit Parisien ayant découvert la montagne quand mes parents avaient acheté une maison, un peu plus bas dans la vallée, entre Gresseen-Vercors et le mont Aiguille. C’était un lieu taillé pour l’évasion, que survolent de hautes falaises de 300 mètres, le sommet de Malaval (2 097 mètres), la Roche Rousse (2 105 mètres) et le Pas de Berièves. Ma famille et moi, nous y passions toutes les vacances. J’ai appris là à découvrir la montagne, en hiver avec le ski de randonnée, l’été à marcher, d’abord avec mes parents, puis avec une cohorte d’amis, et enfin tout seul. J’avais quinze ans, je sillonnais le massif du Vercors, je l’avais à portée de pieds. Une image et un récit récemment trouvés m’y projettent à nouveau. Celle de deux enfants bergers au début des années 1950, tenant leur chien et gardant leurs moutons à la montagne de l’Aulp, au-dessus de Gresse, image fermée par la haute muraille du Grand Veymont, un lieu que je connaissais sous le nom de « Serpaton », qui ouvrait vers l’est une descente directe et rapide jusqu’à Monestier-de-Clermont, où une magnifique enseigne promettait à la boucherie une dégustation de l’« agneau du Trièves », et vers le sud, en pente douce, menait jusqu’à La Batie, au pied du mont Aiguille et, juste au-dessus, à la montagne de Lau. Là, ce sont d’autres moutons qui estivent, ceux du récit de Marie Mauron, La Transhumance, du pays d’Arles aux Grandes Alpes, paru en 1951. « Qui sur le passage de ces nomades, y écrit la conteuse de Provence, n’a pas rêvé, depuis l’enfance, de les accompagner dans leur quête transhumante d’herbe et d’eau, marchant à l’allure des bêtes et au tintement des sonnailles, suivant les pâtres solennels qui conduisent le troupeau, en tête, ferment la marche ou rabattent du fouet. Cent fois, quand les troupeaux passaient, dans ces nuits particulières, entre le printemps et l’été, j’ai voulu, moi aussi, les suivre jusqu’au bout, un bout insoupçonné qui se paraît encore de son mystère. Cent fois, accourant au son des clarines, j’ai dit le rituel : “bonsoir, berger, et bonne route !”… Il a fallu bien des lustres plus tard, que je murmure “Emmenez-moi”. » Marie Mauron suit alors trois hommes et une femme : le chef, qu’on appelle le bayle, son père, sa jeune femme, et un ami associé. Ce sont les Gerin, le père, Henri le fils, Marie-Jeanne l’épouse, et Jean Celse, un ami d’enfance. « Spontanément, ils acceptèrent, m’offrant là-haut dans le Vercors, au bout de quinze jours de voyage sans répit, le foin de la grange ménagée entre les deux pentes du toit de leur cabane, pour y dormir au sortir de leur table, en bas. Ils passaient quatre mois d’été sur les hauteurs du Lau, culminant par 1 800 et 2 200 mètres au-dessus du petit village de Gresse, patrie des Gerin. » Marie Mauron passe deux mois d’été, là, puis redescend par la transhumance en octobre, jusqu’à la Crau. L’écrivaine décrit l’endroit, ce qui ouvre grand les portes de mes souvenirs : « La vertigineuse falaise crénelée et nue du Vercors prenait, sur des lieues et des lieues, le ciel d’assaut, loin au-dessus des sapinières bleues. Au fond, le mont Aiguille et son grand éboulis au pied de la cassure verticale, qui l’a scindé en un cataclysme géologique. De l’autre côté, face au Vercors, la montagne du Lau, que j’appelais secrètement la mienne, semée de bois légers et coupée de torrents avec, là-haut, la mer verte de l’herbe noyant les plateaux et les croupes. » Puis, Marie Mauron traverse le village à la suite du troupeau, endroit où, une vingtaine d’années plus tard, j’aurais pu figurer enfant, même si la transhumance s’était entre-temps tarie, depuis une décennie, quand les vaches avaient définitivement chassé les moutons : « Au col de l’Allimas, sur le dernier à-pic, l’angélus nous parvient de Gresse. La cataracte alors dégringola, grise, dorée pourtant de lumière frisante, pressée, prenant au plus court, et son allègre tintamarre doubla, puis couvrit celui de la cloche. Le sentier débouchait dans un vrai chemin vicinal qui donnait lui-même sur la grand-route. L’épicier tôt levé, l’hôtelière, le curé dont le service avait pris fin, le maire, tous les enfants, quelques mamans, quelques aïeules, tout Gresse, enfin, était là, sur ce bord de fleuve sonnaillant ou accourait nous saluer. Poignées de main, souhaits de bonne route, espoir aimable de nous revoir l’an prochain, tasse de café apportée au pas de course adroit, précautionneux, et avalée dans la hâte, la joie de la bonne manière, quel joli départ du pays natal ! Sans s’arrêter, MarieJeanne serra des mains. Le maire nous fit deux pas de conduite, bienveillant aux ânes et aux femmes. » Un peu plus tard, à dix-huit ans, je ne savais que faire de mon présent mais j’avais fermement tracé un chemin qui me conduisait vers un avenir, tout proche le croyaisje, de berger. J’avais également acheté un arc et des flèches, qui devaient me nourrir sur le grand plateau désert, festin promis de bécasses, de lièvres, même de chamois, transpercés par la grâce de mon habileté. Je me suis entraîné plusieurs fois ; je n’ai jamais rien atteint. C’est dire la part de fantasme lointain et d’irréalité palpable qui guidait alors mes pas vers la profession pastorale. Mais elle n’en animait pas moins mes envies et les rêves de mes nuits. Puis le grand troupeau s’est éloigné quand je suis entré en hypokhâgne, avec en tête la perspective d’un concours qui devait me mener vers une tout autre bergerie, où les moutons broutaient une herbe plus urbaine, moins sauvage, plus savante, une herbe se disant à la fois normale et supérieure. Alors je suis devenu un homme du dedans, nourri aux lumières artificielles des bibliothèques, des archives, des amphis, des salles de conférences ou celles, plus tamisées, de mon bureau, mon atelier nocturne d’écriture. C’est en dedans que se passe l’essentiel de ma vie, de mon temps, de mon travail de chercheur, d’historien, d’écrivain. Pourtant, j’ai toujours conservé le désir du grand dehors, ce goût qui remontait à mon enfance passée dans le Vercors, à cette adolescence des rêves pastoraux. Mais c’était un goût imaginaire, qui promenait mon esprit dans les pages des romans de Jean Giono, des récits de Finbert ou Bosco, dans les films des épopées transhumantes, depuis la Perse de Grass de Merian C. Cooper et Ernest Schoedsack (1925), au Montana de Sweetgrass de Lucien Castaing-Taylor et Ilisa Barbash (2011), depuis l’Arménie des Saisons d’Artavazd Pelechian (1977) à l’Islande de Béliers de Grimur Hákonarson (2015). Giono surtout, Giono sûrement, Giono évidemment, qui sait mieux que tout autre évoquer la puissance tellurique du troupeau en route vers la montagne. L’écrivain tient du poète comme de l’ethnologue, du mystique comme de l’historien : « On a écarté les grands bois du portail, lance-t il dans Le Serpent d’étoiles, en 1933. Les journaliers sont là en haie de chaque bord. Et le chef a dit le mot, un seul, pas plus, puis il tourne le dos, croche bien sa main sur le bâton et il s’en va, et les moutons sortent, et les moutons marchent derrière lui ; c’est comme une ceinture qu’il aurait attachée à ses flancs et qu’il déroulerait sur le pays. Il marche là-bas devant ; il s’en va ; il tire les moutons. Ils prennent le pas, ils marchent. Lui, il est déjà là-bas au fond, à avoir traversé deux ou trois villages, deux ou trois bois, deux ou trois collines. Il est comme l’aiguille et toute l’aiguillée de moutons passe où il a passé ; elle traverse les villages, les bois, les collines derrière lui. Ici, les moutons sortent toujours de l’étable. Dix mille, cent mille, ça tient du large. Au fur et à mesure, les aides qui sont là avec les journaliers disent “au revoir, c’est mon tour”, et un après l’autre, ils s’en vont. Le dernier mouton sort, on ferme l’étable. Il sort de la cour, on ferme le grand portail. On ne regarde pas : c’est un mystère. Par-dessus le mur, la poussière fume. On écoute ce bruit de grand ruisseau, de grand troupeau, ce bruit du monde, ce bruit de ciel, ce bruit d’étoiles. C’est un mystère. Le patron enlève son chapeau, gratte sa tête. Il se sent petit avec tous ses actes de papier en pension chez le notaire. Ce n’est pas ça qui fait le chef. Il pense à l’aiguille qui tire la longue aiguillée de moutons. Il dit : “Venez, on va boire le coup”, et tout le monde entre dans la cuisine. Au loin, qui ne s’est jamais retourné, ça, c’est le grand chef des bêtes ; ceux-là savent. » Le troupeau est un raz de marée lent, paisible et puissant. Voici un flot montant qui s’étire, s’annonçant par des signes avant-coureurs, l’odeur âcre de sueur et de laine, les nuages de terre qui voilent le ciel, un bruit sourd. Ce mouvement irrépressible est celui des grandes migrations des bêtes, des poissons, des oiseaux, déroulant le cérémoniel d’un cycle de la nature dont les moutons sont les agents dociles et aveugles, accomplissement de la volonté mystérieuse des puissances paniques, des forces du cosmos. Ce genre de description, naturelle et épique, qui sent l’animal et fait rouler la langue, n’a jamais quitté mon esprit. En revanche, l’effort pédestre, l’endurance physique avaient déserté mon corps. Je ne marchais plus, je ne traversais plus les montagnes, et les moutons, désormais, je les suivais de loin, grâce aux vertus fantasmatiques de l’imagination. J’étais devenu un être assis, enrobé d’une légère couche de graisse urbaine, à la vie cadenassée par les agendas, aux échappées réservées aux bibliothèques, un voyageur à grande vitesse qui, de la Provence, ne connaissait plus que les gares TGV d’Avignon ou d’Aix le menant aux Festivals de l’été ou aux villégiatures dociles..."
Antoine De BAECQUE - Ma
Transhumance
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