Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°1004 (2025-51)
mardi
23 décembre 2025
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Pour regarder et écouter,
Nuit rhénane
Mon verre est plein d’un vin trembleur
comme une flamme
Debout chantez plus haut en dansant une
ronde
Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se
mirent Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire
Guillaume
Apollinaire, Rhénanes,
Alcools,
1913 |
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![]() Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 2 novembre 2025 ![]()
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 2 novembre 2025 ![]()
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 7 novembre 2025
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 7 novembre 2025
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![]() Mésange charbonnière
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 7 novembre 2025
Mésange bleue
![]() ![]() ![]() ![]() <image recadrée>
![]() ![]() ![]() Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mardi 11 novembre 2025 ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mardi 11 novembre 2025 ![]() ![]() Mésange bleue Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mardi 11 novembre 2025 |
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"« J’ai
parfois le sentiment de ne pas être un vrai être
humain, mais
plutôt un oiseau ou quelque autre animal qui aurait
très vaguement
pris forme humaine ; au fond de moi, je me sens
bien plus chez
moi dans un petit bout de jardin comme ici, ou dans la
campagne,
entourée de bourdons et de brins d’herbe que dans un
congrès du
Parti. À vous, je peux bien dire cela
tranquillement ; vous
n’irez pas tout de suite me soupçonner de trahir le
socialisme.
Vous savez bien qu’au bout du compte, j’espère mourir
à mon
poste : dans un combat ou au pénitencier. Mais
mon moi le plus
profond appartient plus à mes mésanges charbonnières
qu’aux
“camarades”. » « Je
crois qu’on écrit pour créer un monde dans lequel on
puisse
vivre. Je ne pouvais vivre dans aucun de ceux qui
m’étaient
proposés : le monde de mes parents, le monde de
la guerre, le
monde de la politique. Il me fallait créer un monde à
moi, comme un
climat, un pays, une atmosphère, où je puisse
respirer, régner et
me régénérer lorsque j’étais détruite par la
vie. » « Je
crois qu’on écrit pour créer un monde dans lequel on
puisse
vivre. Je ne pouvais vivre dans aucun de ceux qui
m’étaient
proposés : le monde de mes parents, le monde de
la guerre, le
monde de la politique. Il me fallait créer un monde à
moi, comme un
climat, un pays, une atmosphère, où je puisse
respirer, régner et
me régénérer lorsque j’étais détruite par la
vie. » 1.J’ai commencé à rédiger ce texte en plein hiver dans le Vercors. J’étais fermement résolue à rester studieusement tapie dans mon terrier d’écriture, mais, bien sûr, rien ne s’est passé comme prévu. Un microbe m’a tenue éloignée du clavier pendant un long mois et j’ai passé un autre mois en mission en Inde. Un mois inouï de bonheur, d’abandon à l’incompréhension, d’un merveilleux ailleurs. Un mois durant lequel j’ai été submergée de couleurs, d’agitation, de touffeur et de végétation. À mon retour en France, en pleine crise démocratique et explosion de répression policière, la dissonance était telle qu’en quelques jours tout le bénéfice de l’Inde avait été balayé. C’est du moins ce qu’il m’a semblé. Mais après une journée devant le palais de justice de Valence à espérer la sortie de cinq interpellés, après de nouvelles brutalités gouvernementales, une annonce de dissolution, des accusations d’« écoterrorisme » et une semaine de riposte de toute beauté, je me rendis compte que j’y avais reconstitué une énergie et un élan qui m’avaient depuis longtemps désertée. Je décidai alors de m’attacher sérieusement à résoudre la dissonance récurrente entre le bonheur que j’éprouve à être vivante et le sentiment d’accablement qui me saisit quand je regarde le monde, en contestant de devoir être l’une ou l’autre. Ni militante ni autrice, ni romantique ni révolutionnaire, ni austère ni kitsch, ni activiste ni individualiste, donc, si ce n’est tout cela à la fois : je refuse de choisir entre l’utile et le beau, entre le quotidien et l’exotique, entre l’inquiétude et l’émerveillement, entre l’écriture et le militantisme, entre la fiction et la réalité. Car c’est bien ce va-et-vient incessant entre s’extraire et revenir, cette gymnastique des confins, qui fait le sel de l’existence et permet de tenir par grands vents. Les confins évoquent intuitivement des contrées lointaines, des précipices et des pointes avancées avant le gouffre, des fins de continents que l’Océan s’apprête à engloutir, d’obscurs villages de montagne escarpés ou des steppes reculées, autant d’archaïsmes échappant à la modernité. Mais le bord du monde n’est pas que géographique ou exotique ; il sait se faire intime. Il existe des confins intérieurs, aux extrémités rarement explorées de nos inconscients. Il existe aussi des ailleurs proches, territoires d’une familière étrangeté où ce qui nous est le plus connu peut encore charrier son lot de nouveauté et d’émerveillement, pour peu qu’on l’examine depuis de nouvelles perspectives. Il y a des confins qu’on ne peut toucher qu’en faisant un pas de côté. Ces espaces indévoilés deviennent d’une importance capitale dans la tristesse d’un monde clos où l’inexploré n’a plus cours. Un monde où l’inconscient ne trouve plus d’espace où s’exprimer ; où la pensée s’éteint, noyée sous les sollicitations ; où l’imagination ne se nourrit plus que de récits formatés. Quand chaque petit coin de rivière est révélé sur une application, quand l’uniformisation véhiculée par le soft-power, les marques et les franchises gomme l’étrangeté de l’ailleurs et que chaque lieu ressemble furieusement à celui que l’on vient de quitter. Pourtant, le monde nous réserve encore des surprises, comme autant de brèches lumineuses. Des rêves éveillés, comme ces gouffres vertigineux dont j’ai découvert récemment l’existence, surgissant des régions montagneuses du sud de la Chine. Des fosses célestes nommées tiankeng en mandarin, dolines gigantesques où l’érosion du calcaire et l’infiltration de l’eau ont creusé la roche karstique pendant des millénaires jusqu’à former de véritables vallées souterraines de plusieurs hectares avec leur microclimat et leurs forêts vierges. Soudain, quelque chose existe là où il n’y avait rien et, alors que tout semblait s’éteindre, ressurgit la beauté. Cette découverte m’a fait bondir le cœur et, même si elle n’a rien d’exceptionnel en Chine, où c’est la trentième cavité de ce type à être recensée, dans mon esprit elle tient du prodige. Elle me saisit comme ce lever de Soleil sur la Lune que décrit Victor Hugo dans Le Promontoire du songe :
«
Par aventure, on rencontre un télescope, et cette
lune, on la voit,
et cette figure de l’inattendu surgit devant vous,
et vous vous
trouvez face à face dans l’ombre avec cette
mappemonde de
l’Ignoré. » J’y vois une invitation à plonger sous la surface des choses, à rendre palpable l’invisible en décadrant nos perspectives et à explorer, par une attention renouvelée, ces espaces où subsiste une part de beauté. Les confins, si l’on y songe, représentent aussi une certaine définition de l’avenir alors que le monde touche à ses limites, que le présent bascule vers des terres inconnues et que surgissent des failles qu’il va nous falloir élargir avant de s’y glisser. Formellement, les confins désignent précisément cet intervalle entre présent et futur, l’espace-temps où commence un territoire immédiatement voisin. Le « confin » intervient alors comme une anti-frontière qui soulignerait la proximité plutôt que la séparation. Il n’est pas tant le mur entre deux univers distincts que la matérialisation au contraire d’un passage, d’une passerelle, d’un espace intermédiaire. Ces mondes que l’on imagine séparés coexistent souvent en réalité. Qu’il s’agisse du rural et de l’urbain, du sauvage et du civilisé, du terrestre et du moderne, de l’étrange et du familier, de l’humain et du non-humain, du futur et du passé, il n’existe jamais de ligne de démarcation claire. Tout se juxtapose horizontalement, se superpose verticalement, se recompose à chaque instant. Une certaine littérature, des voyages particuliers comme une pratique sociale de l’anthropologie consistent à débusquer ces prémices du futur, à cartographier ces zones de trouble et de chevauchement, à arpenter ces confins sans préjugés et à en faire, in fine, des sujets politiques. Cette déambulation littéraire, politique et géographique navigue entre l’essai, le récit de voyage et le journal. Elle parle d’Inde et du Rojava, de romans, de prison et de broderie, de tropiques et de subsistance, de folie, de décroissance et de rêves. Des vaches et des écureuils tigrés s’y promènent en toute liberté au milieu de réflexions sur l’activisme politique. Elle mélange allègrement les genres. J’espère qu’elle saura aussi brouiller les frontières. Je n’ai jamais vraiment saisi comment certains fuseaux horaires pouvaient valoir une demi-heure, mais le fait est qu’en Inde, au mois de mars, il est demain quatre heures trente avant la France. Ce petit bond en avant m’a toujours fascinée et j’ai souvent éprouvé un malin plaisir, quand je séjournais en Orient, à écrire expressément à mes interlocuteurs dans cet entre-deux temporel, juste pour le plaisir de signer depuis le jour d’après. J’écris depuis le patio d’une guesthouse de Pondichéry, entourée de notes griffonnées, de bananiers et de frangipaniers en fleurs, sous un ventilateur qui peine à chasser la touffeur humide qui me fait ruisseler jour et nuit. Le golfe du Bengale s’étale à une centaine de mètres. Le bruit des klaxons dehors est légèrement amorti. J’ai arpenté pendant des heures tôt ce matin le jardin botanique, les rues encombrées de deux-roues et surchargées de foule, croisant sadhus aux pieds nus, marchands ambulants, cordonniers au sol, enfileuses de fleurs près des temples, fabricants de chaussures sur le canal, vendeuses de noix de coco, de tamarin, d’oignons et de poissons au marché… Je suis en Inde depuis à peine deux semaines et une partie considérable de ce que je croyais savoir, aimer ou détester est en train de basculer. Je me suis rendue à Delhi à l’invitation de l’Institut français, dans le cadre d’une délégation française menée par la lauréate du prix Nobel de littérature, Annie Ernaux, pour la New Delhi World Book Fair. L’occasion était exceptionnelle. Des rencontres étaient prévues avec des lycéens et des universitaires sur les liens entre activisme et littérature, des lectures et présentations de mon roman La Sauvagière programmées en librairie et en plein air, sous l’arbre sacré Ashoka ; j’allais pouvoir partir en Inde du Sud à la découverte de mouvements paysans et de collectifs de villageoises autogérés. J’éprouvais une terrible envie de m’extraire de l’actualité. Ce serait la première fois en Inde de ma vie et j’avais la possibilité d’y prolonger mon séjour un mois, en dehors des circuits touristiques. J’ai dit oui. L’itinérance a pendant longtemps été ma norme et le voyage ma came, avant que je ne prenne la décision déchirante de limiter mes trajets en avion, pour des raisons environnementales évidentes. Pendant plus de dix ans de militantisme internationaliste, tous mes déplacements ont été étroitement mêlés au combat politique. Avec le souci intime, jaloux, de voyager de la manière la plus libre et indépendante possible. Dans chacune de ces odyssées, plus ou moins épiques, souvent solitaires, le roman a été mon meilleur compagnon. Mon exemplaire du recueil Aucune bête aussi féroce d’Edward Bunker est encore fripé du souvenir des eaux de l’océan Indien. La Fête au bouc de Mario Vargas Llosa m’a tenu compagnie aux confins de l’Argentine pendant ma longue attente d’un mandat, bloquée sans un sou sur la route de Salta. J’ai vibré avec Modesta et Carmine en lisant L’Art de la joie de Goliarda Sapienza sur les longues plages désertes de l’ouest de l’Équateur. Puis, me convertissant progressivement aux voyages immobiles, j’ai lu La Longue Route de Bernard Moitessier sous un magnolia drômois, Les Furtifs d’Alain Damasio dans une anse de Porto-Vecchio, Une femme fuyant l’annonce de David Grossman sur la Côte des Basques, et revisité tout Joseph Kessel pendant le confinement du printemps 2020, face au Vercors. Aussi, qu’elle soit statique ou exotique, la lecture reste pour moi indissociable d’une certaine idée du voyage, celui qui nous fait glisser un roman dans un sac comme celui qu’on effectue simplement en tournant des pages..."
Corinne MOREL DARLEUX - Alors
nous irons trouvé la beauté ailleurs
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