Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°979 (2025-26)
mardi
1er juillet 2025
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Pour regarder et écouter,
Nuit laiteuse et
calme. La chute |
![]() Calta des marais Jura samedi 3 mai 2025 ![]() Jura samedi 3 mai 2025 ![]() Bugle rampante Jura samedi 3 mai 2025 Jura samedi 3 mai 2025
Jura samedi 3 mai 2025
Céraiste sp.
Jura samedi 3 mai 2025 Jura samedi 3 mai 2025
Jura samedi 3 mai 2025
Jura samedi 3 mai 2025 Labergement Sainte-Marie (Haut-Doubs) dimanche 11 mai 2025 ![]() Myosotis Labergement Sainte-Marie (Haut-Doubs) dimanche 11 mai 2025
![]() Grande Angélique Labergement Sainte-Marie (Haut-Doubs) dimanche 11 mai 2025
![]() Labergement Sainte-Marie (Haut-Doubs) dimanche 11 mai 2025
dimanche 11 mai 2025
Escargot de
Bourgogne
Courvières (Haut-Doubs) mercredi 14 mai 2025
Courvières (Haut-Doubs) samedi 31 mai 2025 |
"FELIS SYLVESTRIS CATUS CARTHUSIANORUM
Ils avaient tant joué à mourir dans les bras l’un de l’autre, qu’en la trouvant ensanglantée au milieu du salon, il a éclaté de rire, convaincu d’être devant une mise en scène, quelque chose de grandiose, pour le surprendre cette fois-ci, le terrasser, l’estomaquer, lui faire perdre la tête, l’avoir. Lâchant le sac plastique jaune, le matin même elle lui avait dit de sa voix enjouée Tu achèteras du thon car le-thon-c’est-bon, il comprenait qu’elle était morte puisqu’elle avait les yeux ouverts, le regard fixe et tenait, entre ses mains, sa blessure, le couteau planté là dans son sexe. Ôtez la terre dessus ma tête, voulut-il hurler, comme au jour ancien où des hommes l’avaient enterré vivant. Il ne faut pas que je pleure, s’était-il répété, si je pleure, si je crie, ils recommenceront, me sortiront, me tueront et me remettront dedans. Et là encore, debout au milieu du corridor de l’entrée, perdant la mesure du temps, il n’a pas bougé, n’a pas respiré, de peur que cela ne recommence, qu’elle ne meure de nouveau, ce qui était absurde enfin puisqu’elle était morte de toute évidence, les mains agrippées à la lame, bouquet de fleurs sur son ventre cassé. Sans doute avait-elle tenté de retirer le couteau durant son agonie, je l’ignore, mais si tel était le cas, elle a dû mourir avant, l’effort exigeant trop de sang. Il a imaginé, j’en suis sûr, les derniers battements de son cœur, poisson-chat au milieu de la poitrine, abandonné à lui-même, entraîné vers les profondeurs. Il a imaginé, j’en suis sûr, son sang courir une dernière fois, fuite effrénée, aveugle, à travers le dédale de ses veines pour jaillir comme un éclat de rire par la blessure ouverte, son sexe, où le couteau avait été planté puis replanté puis replanté et replanté encore. Léonie !… Léonie !… Ce n’était rien, ni un appel, ni une plainte, à peine un souffle, le réflexe du quotidien. Il aimait tant dire son prénom, il y mettait chaque fois toute la douceur dont il était capable, Léonie, j’aime tellement dire ton prénom, Léonie, et on fait naître des libellules à chaque mouvement des lèvres, Léonie, il n’y avait plus de libellules. Devant lui se dressaient mobiliers et objets, insupportables dans leur mutisme, leur indifférence au malheur. La lumière du jour, demi-teinte par demi-teinte, s’est retirée de l’appartement, aspirée à travers les deux grandes fenêtres comme au fond d’un entonnoir, par le mouvement général du monde. C’était l’heure où le ciel, dans sa limpide beauté, conservait sa luminosité azurée semblable aux vitraux de la cathédrale où j’aime traîner quelquefois. Je ne peux pas dire combien de temps il est resté sans bouger, combien de temps est passé avant qu’il n’aille s’agenouiller à ses côtés. Je le voyais dans la lueur jaunâtre des lampadaires extérieurs qui éclaboussaient, par taches, une partie du salon. Il a approché son visage de son visage, chaque instant nous éloignait d’elle, Léonie était pâle comme une étoile trop lointaine, bleuie par les ténèbres de la nuit. Il s’est redressé, a relevé la tête, il a cherché son souffle et, se prenant le ventre de ses bras croisés, comme pour calmer une crampe aiguë, il a eu un gémissement, ni cri ni pleur, davantage un vomissement rauque, créant une vibration telle que les vitres de l’appartement se sont mises à trembler dans leur cadre de bois. Le monde est immobile tant que les humains se tiennent debout. C’est une loi innée, inscrite dans mes gènes. Voilà pourquoi ma frayeur a été grande lorsque je l’ai vu à quatre pattes, les mains à plat dans la flaque de son sang, penché vers la surface pour en boire la couleur. Se relevant, il a regardé ses paumes et les a posées sur son propre visage. J’ai mangé le thon qui était dans le sac et bu l’eau des toilettes. Il y a eu la nuit puis le soleil et encore la nuit puis des nuages et la pluie et encore la nuit et des oiseaux avant que la porte ne soit fracassée et que des hommes, que je ne connaissais pas, ne viennent les prendre et les emporter tous les deux.
PASSER DOMESTICUS Deux jours durant il n’a pas quitté le lit dans lequel on l’avait couché. Se levait-il, la nuit venue, pour arpenter l’espace de sa chambre, en proie à son chagrin ? Notre nature, liée au mouvement diurne de l’existence, nous interdit de l’affirmer avec certitude malgré l’attention portée à son égard par l’ensemble de notre bande. Depuis son arrivée, une vigile improvisée s’est organisée parmi nous, les uns relevant les autres dans un va-et-vient incessant entre nos différents lieux de repos et le rebord extérieur de sa fenêtre, située au huitième et dernier étage du grand pavillon de pierre dont la façade, surmontée d’une toiture en ardoise, est tournée vers le couchant. C’est un bâtiment entouré d’un jardin où vit une importante communauté d’arbres avec lesquels nos ancêtres entretenaient, déjà à l’époque où cette ville n’était qu’une immense et profonde forêt, une relation amicale et pacifique. Mais le monde a changé par l’usage qu’en font les humains. L’architecture de la ville et la prospérité de ses habitants attirent, au fil des saisons, diverses races venues ici dans l’espoir de sauvegarder leur espèce. Cela nous oblige à une vigilance accrue. Dès les premières lueurs, nous nous jetons en nuées sur les arbres du jardin, lançant des cris stridents, pour rappeler que l’ensemble de ce territoire nous appartient. Nous sommes petits, mais la vivacité de nos déplacements et notre capacité à agir de manière groupée nous permettent de nous défendre contre nos prédateurs, souvent solitaires dans leur action. Nous ne savons pas si c’est un effet de sa volonté, mais de toutes les fenêtres de la façade ouest, la sienne, seule, demeurait entrouverte du matin au soir, laissant filtrer vers l’extérieur la chaleur des calorifères. Attirés par ce bien-être, nous avons appris à profiter du mouvement des rideaux pour l’observer à travers l’entrebâillement. Le premier jour, il a refusé de boire, de manger et, en dehors du personnel hospitalier, il n’a accepté aucune visite. Sa chambre se remplissait de fleurs, votre sœur, vos amis, lui disait-on. Sur la table, roses, jonquilles et tulipes s’ajoutaient aux lis et aux marguerites, dans les vases en plastique et lorsqu’il n’y a plus eu suffisamment de place, on a déposé ce qui arrivait sur le carrelage, contre le mur de la pièce. Sans effusion, on lui lisait la carte qui accompagnait chaque bouquet : Nous sommes là ! Pensées sincères! Avec toi dans la peine ! Il ne réagissait jamais, se laissait flotter et semblait attendre que terre chambre et ciel se dissolvent pour que son être poursuive sa chute, sa disparition. Dans les vallées profondes de son visage, une ombre saignait en raz de marée rendant plus déchirant l’éclat de son regard labouré. Le deuxième jour, les humains se sont succédé à son chevet pour lui tenir compagnie après avoir ôté leurs chaussures maculées de neige fondue. Un soleil froid empoignait toute la chambre, par flaques entières de lumière, donnant aux fleurs ouvertes, chatoyantes dans l’éclat saturé de leurs couleurs, l’illusion du printemps. Tous repartaient sans avoir prononcé une parole. Les plus émus se penchaient pour lui baiser le front, pleuraient sur son épaule, remettaient leur manteau, attachaient leur écharpe, se mouchaient, balbutiaient un vague adieu, pleuraient encore puis sortaient, prenant soin de refermer la porte derrière eux. Il est demeuré seul jusqu’au déclin du jour. Un froid tout gris, annonciateur d’une nuit glacée, nous obligeait à des rondes de plus en plus fréquentes dans l’espace du jardin, selon une trajectoire circulaire qui nous menait de la fenêtre à la fenêtre. Nous n’étions plus que quelques-uns à nous tenir éveillés et la chute du soleil nous enjoignait de regagner notre abri mais, à l’instant où nous nous apprêtions à l’abandonner, la porte de sa chambre s’est ouverte et l’on a vu entrer un homme, colossal dans son manteau matelassé beige et ses couvre-chaussures en caoutchouc noir, d’où s’échappaient les rebords d’un pantalon évasé. Un géant. Il a ôté son chapeau, il s’est avancé vers le lit et s’est assis sur le bord de la chaise, les pieds bien posés sur le sol, le torse penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux et la tête légèrement baissée.
Entraînés à nouveau par le souffle du vent, nous avons dessiné une courbe plus large que les précédentes, englobant dans son aire les premiers arbres du jardin, avant d’être ramenés sur le rebord extérieur de la fenêtre.
Lui a-t-il répondu ? Se sont-ils salués comme se saluent les humains, tendant leur mystérieuse main libre vers celle de l’autre pour y déposer un rien bouleversant ? Nous ne le saurons pas. Emportés loin de lui, nous avons précipité dans l’obscure nuit la vibration de notre sommeil. Au matin du troisième jour, il avait disparu : le lit avait été refait, on avait enlevé les fleurs et quelqu’un avait refermé la fenêtre de la chambre, nous privant ainsi de sa chaleur réconfortante..."
Wajdi MOUAWAD - Anima
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