Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°985 (2025-32)
mardi
12 août 2025
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre :
[ici]
ou [ici]
Si cette page ne s'affiche pas correctement,
cliquez [ici]
Pour regarder et écouter,
Mon cœur s'est pris à tes épaules
BORIS VIAN |
![]() L'Etang La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 21 juin 2025 ![]() La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 21 juin 2025 ![]()
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 21 juin 2025
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 21 juin 2025 le petit apprend les gestes... La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 21 juin 2025 ![]()
![]() Le mâle s'étire... La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) samedi 21 juin 2025 ![]()
Toute la famille
Foulque !
![]() L'Etang La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) dimanche 6 juillet 2025 ![]() Foulque macroule à
sa toilette
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) dimanche 6 juillet 2025 ![]() Poursuite La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) dimanche 6 juillet 2025 ![]() Bain
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) dimanche 6 juillet 2025 ![]() ![]() ![]() ![]() Essorage
La
Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
dimanche 6 juillet 2025 ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() Couple de Foulque à sa toilette (la femelle est à gauche : avec la tête tachetée de blanc) La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) dimanche 6 juillet 2025 ![]() ![]() ![]()
![]() ![]() ![]() ![]() ![]() Petit Foulque La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) dimanche 6 juillet 2025 ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() Etirement La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs) dimanche 6 juillet 2025 ![]() ![]() ![]() ![]() La
Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
dimanche 6 juillet 2025 |
"Je m’appelle Hortense Schmidt. J’ai trente-six ans. Je suis luthière. J’ai mon atelier dans le quartier de l’École nationale de musique à Tokyo. Mais en raison de l’intensification des bombardements dans la région de la capitale nipponne, je me suis réfugiée, sur le conseil de Ken Mizutani, dans ce hameau de Shinano-Oïwake qui appartient à la commune de Karuizawa où un nombre assez considérable d’Occidentaux vivent « parqués », si j’ose dire, sous l’ordre des autorités gouvernementales. La proximité de cette communauté d’étrangers est un point positif pour moi, car je désire avoir des informations qui ne viennent pas du Quartier général impérial. Mais ce qui m’a décidée à m’éloigner de Tokyo pour une durée indéterminée en acceptant l’aimable proposition de Ken, c’est le désastre inqualifiable du 10 mars occasionné par les raids aériens américains. J’y ai échappé miraculeusement ; mon atelier aussi. Les Américains ont-ils eu la sagesse d’épargner le secteur d’Ueno où se concentrent musées et écoles ? Je loue ici, moyennant un loyer dérisoire symbolique, une vieille baraque dont la plus grande pièce fait office d’atelier. Quelqu’un frappe à la porte. Je me demande qui c’est à cette heure tardive où le soleil se retire vite. Une seule lampe d’une faible lumière orange éclaire mon atelier. Quelques secondes après, j’entends : « C’est moi, Ken. » Je suis soulagée, j’ouvre la porte. « Quelle surprise de te voir à cette heure-ci ! Tu ne m’avais pas dit que tu venais ! » Ken a vingt-cinq ans. Il est violoncelliste. Depuis qu’il est rentré de France à l’automne 1939, il me confie son instrument chaque fois qu’il a une inquiétude à son sujet. Son professeur Saïto et ses camarades en font autant. C’est parce que certainement j’ai gagné leur confiance à force de travailler sérieusement, toujours à leur écoute, mobilisant toutes les techniques que je maîtrise. « Je viens te voir pour quelque chose d’important, me dit-il d’une voix un peu tremblante. — Entre. Tu transpires… Tu es venu à pied avec ton Goffriller ? » Il a marché environ une heure, son instrument sur le dos, pour venir de chez ses parents. Je lui demande s’il veut partager mon dîner. Il me répond honteusement : « Non. Excuse-moi, je suis bête, je n’ai pas pensé que c’était l’heure du repas… — Tu n’as pas encore mangé… Puisque je vais manger, tu ne veux pas m’accompagner ? » Il hoche la tête d’un air embarrassé. J’improvise ainsi un petit repas pour nous deux avec des œufs, quelques légumes et de minces tranches de jambon qu’un journaliste français m’a données ce matin. Nous sommes maintenant assis l’un en face de l’autre autour d’une table ronde, chacun dans un fauteuil dont le tissu est troué par endroits. Je viens d’allumer une lampe de bureau posée sur mon établi, une grande et épaisse planche de pin posée sur deux petits meubles de même hauteur. Elle éclaire nos visages. Un silence énigmatique, un peu pesant, règne dans mon atelier. Ni moi ni lui n’osons le rompre. Je suis perplexe devant l’étrange nouveauté de la situation. Je suis seule avec Ken, à cette heure de la nuit, dans mon atelier… Qu’est-ce qui se passe ? Enfin, je me décide à ouvrir la bouche. « Il n’y a pas grand-chose, mais bon appétit quand même, Ken… » Il a la tête baissée. Il me remercie, lève la tête, me regarde une fraction de seconde. Intriguée, je ne quitte pas des yeux le visiteur du soir. Il soupire profondément, puis commence à parler d’une voix toujours tremblante comme s’il avouait une faute. « En fait, je suis venu te dire au revoir… Je dois aller au régiment. J’ai reçu le fatidique petit papier rouge d’incorporation. » Je tombe des nues parce que, d’une part, il ne m’avait jamais dit qu’une telle possibilité existait, et que d’autre part je croyais que les étudiants comme lui bénéficiaient d’un traitement préférentiel. « Tu le sais depuis quand ? — Depuis quinze jours. » Il m’explique qu’après avoir résilié le contrat de location de sa chambre, il a envoyé ses affaires chez ses parents et qu’il est à Shinano-Oïwake depuis une semaine. Je lui demande quand il va partir. « Demain. — Ce n’est pas possible ! Demain…, c’est demain… On n’a le temps de rien faire ! — Je dois retourner à Tokyo demain. Je ne voulais pas partir sans te revoir, sans te dire au revoir… — Pourquoi tu n’es pas venu plus tôt ? — Parce que… Parce que depuis que je suis chez mes parents, je répète tous les jours, tout le temps, du matin au soir… Puisque ce ne sera plus possible de jouer à l’armée… Le temps a filé comme ça… jusqu’à aujourd’hui. Mais il s’est passé quelque chose… » Ken pose ses baguettes à côté de son assiette presque vide, maculée de traces de jaune d’œuf. Il se met à parler des six derniers jours qui viennent de s’écouler. Il évoque ses longues heures de travail solitaire dans la petite salle sommairement insonorisée ; les moments silencieux, presque endeuillés, passés avec ses parents, les promenades matinales avec sa petite sœur Rin ; le curieux rituel de badminton et de musique qui s’est instauré entre lui et elle dans différents terrains vagues de Shinano-Oïwake, tel un lien tout à la fois invisible et indissoluble unissant la fratrie. Enfin, il me fait part de l’événement décisif, de sa découverte inattendue sur une des planches d’un banc solitaire sous les arbres d’un terrain vague : quelques mots gravés en latin, qui témoignent d’un désir de paix. Un imperceptible soulagement s’esquisse sur le visage de Ken qui termine son récit. « Ça fait un bien immense de savoir que tu n’es pas seul, que quelqu’un sent les choses comme toi, pense comme toi… dans ce pays en proie à une folie cauchemardesque. Tu ne le sais peut-être pas, les gens croient sérieusement que si un bombardier ennemi survolait le Palais impérial, il s’écraserait au sol sous le coup de l’intervention d’une force divine… Comment en arrive-t-on là ? Je ne comprends pas. C’est effrayant, le pays est complètement gangrené par une dictature exacerbée fondée sur le culte fanatique de l’empereur. C’est pour ça que j’ai éprouvé une sorte d’encouragement bienfaisant quand j’ai découvert ces mots. Je me suis dit : Voilà un frère… » Je lui dis que je partage le réconfort qu’il a trouvé inopinément dans les mots gravés sur le banc, le sentiment d’une solidarité d’âme qui s’est emparé de lui au moment où il les a découverts. À ce moment-là, il sort de la poche de sa veste une lettre pliée en quatre. « Je n’ai pas pu résister au désir de lui parler, de lui écrire… à cet inconnu. Cet après-midi, j’ai arrêté de répéter. Au lieu de m’entraîner, j’ai écrit cette lettre comme on lance une bouteille à la mer… C’est ce qui a renforcé mon désir de venir te voir. Je te la confie, à toi, la personne la plus chère au monde… » Ken balbutie. Son visage rougit. La lueur orange atténue cette rougeur, mais je n’en suis pas dupe. Quelques instants plus tard, il ajoute : « Parce que je ne sais pas si je reviendrai vivant… Il y a tant de morts, Hortense, tant de morts autour de moi. C’est une véritable hécatombe. » Ses mots m’affolent. Aller à la guerre ne signifie pas nécessairement la mort. Mais il sait mieux que moi que l’espoir est démenti par la réalité. Mes mots sont faibles : « Non, ne dis pas cela, je ne veux pas que tu parles ainsi, tu reviendras, je veux que tu reviennes, il faut que tu reviennes… Il faut que ça continue… Notre vie, notre amitié. » Une forte émotion m’ébranle, me saisit la poitrine ; elle m’empêche de parler comme je voudrais. Finalement, je lui demande ce que je dois faire de sa lettre. Ken me dit que c’est à moi de trouver ce qu’il convient d’en faire. « Mais dans l’immédiat, ajoute-t-il, il ne faut la montrer à personne parce que ce qui est écrit dedans, tu t’en doutes, n’est pas du tout conforme à l’air du temps. Il faut que l’époque change ; que ce pays meure une fois pour renaître de ses cendres. Alors, à ce moment-là, tu n’auras plus rien à craindre. » Je ne peux rien faire d’autre que de prendre ses mains dans les miennes. Je le regarde ; il me regarde. La nuit profonde nous entoure. Une lumière étincelante émane des petites fenêtres de ma baraque, de ce modeste atelier de lutherie perdu dans le massif du mont Asama. Mais dehors comme dans mon cœur, c’est la nuit d’encre des ténèbres. Je murmure : « Il se fait tard. » Je me vois dans le miroir accroché sur le mur au-dessus de mon établi. C’est une jeune femme transie, aux cheveux blonds mi-longs noués sur la nuque avec un ruban rouge. Elle porte des lunettes rondes. Ken s’excuse. « Mais non, m’écrié-je, ce n’est pas pour te faire des reproches, bien au contraire. — Excuse-moi d’être venu comme ça, sans te prévenir… et aussi tard. Depuis quelques jours, je tergiversais. Je vais la voir ou pas… Mais, quand j’ai fini cette lettre, je suis parti comme ça, impulsivement… » Il rit jaune. Je cherche à le sortir de son embarras en lui disant tout mon plaisir d’être avec lui. « Tu as bien fait de venir me voir, Ken. Tu ne peux pas t’imaginer, ça me fait très plaisir, tu sais. Je te remercie du fond du cœur de m’accorder les derniers instants de ton temps libre. Tu te rends compte ? Si tu n’étais pas venu, je ne t’aurais pas vu avant ton départ. J’aurais eu un chagrin inconsolable. Je ne l’aurais pas supporté. Mais j’aurais fini par accepter, car je ne peux pas croire que tu ne reviennes pas… » J’ai les joues enflammées. Machinalement, je lui demande s’il prendrait du thé vert avant de… les mots suivants tardent à venir à ma bouche. Sans attendre que je termine ma phrase, il me répond « oui » d’une voix vacillante. En attendant que l’eau bouille, nous reprenons chacun notre place. Naturellement, nos visages se rapprochent. Ken prend ma main timidement pour y poser un baiser discret. J’en fais autant. C’est alors qu’il me murmure : « Je laisse donc entre tes mains ma lettre et mon violoncelle. Il m’a été prêté en 1939 pour une durée de sept ans, je dois le restituer à la fondation Lorenzetti l’année prochaine. » Je lui réponds pour le rassurer : « Je le sais, tu me l’as dit quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois dans mon atelier. Ça a été gravé dans ma tête une fois pour toutes. Un Goffriller à Tokyo… Tu te rends compte ? Ça m’a marquée. Sois sans crainte, Ken, je m’en occuperai sans faute. Je te remercie de la confiance que tu m’accordes… » Ma voix étouffée de douleur, empreinte de tristesse, réussit à se soutenir jusqu’à la fin de la phrase. J’enlève mes lunettes. J’embrasse Ken sur la joue, puis sur les lèvres. En retour, il me prend dans ses bras. Nous restons dans cette étreinte fiévreuse et désespérée un long moment sans prononcer un mot. Je n’entends que le tic-tac du réveil posé sur un coin de mon établi. Nous avons bu du thé. « Il se fait tard, Ken, dis-je. Tu ne vas pas rentrer chez toi. Tu peux passer la nuit ici… » Je l’invite à aller dans ma minuscule chambre séparée de mon atelier par une simple porte. Je me déshabille dans la faible lueur propagée par une vieille lampe de chevet. J’enfile une chemise de nuit blanche. Pendant ce temps-là, Ken tourne son regard vers le mur nu. J’enlève mes lunettes, je dénoue mes cheveux, je m’allonge sur le futon ; enfin, je glisse sous l’édredon. « Viens », lui dis-je d’une petite voix. Ken ôte sa veste, sa chemise ; il quitte son pantalon. Il se retourne et me voit. « On est un peu à l’étroit, mais viens », répété-je. On dirait qu’il est extrêmement tendu. Moi aussi je le suis, comment pourrait-il en être autrement ? Mais je suis certainement moins tendue que lui. Tremble-t-il de peur ou de plaisir ? Se demande-t-il encore s’il est raisonnable de répondre à mon invitation et de s’abandonner ainsi à son désir ? Doucement, Ken se faufile dans le futon ; il fait en sorte de ne pas effleurer mon corps. Je lui demande s’il est content de partager mon lit. Il bredouille une réponse que je n’entends pas. « Embrasse-moi, Ken. Maintenant je ne suis plus ta luthière. Celle qui s’étend devant toi, pour toi, n’est pas la gardienne de ton Goffriller. Je suis tout simplement une femme qui t’aime, une femme désireuse de s’offrir à toi, à ton amour. La nuit sera longue. » Ken me répond : « La nuit sera longue, mais ma vie sera courte. Je ne veux pas dormir cette nuit. Je ne veux pas gaspiller cette nuit longue et trop courte. Je veux la passer à te regarder, à te parler, à te caresser, à t’aimer… — Alors je ne dormirai pas, moi non plus. » Je tends mon bras nu vers la lampe de chevet pour l’éteindre. « Non, laisse la lumière… Je veux te voir, je veux graver ton image dans ma mémoire. Je veux saturer mon cerveau de l’image de ta présence. » ..."
Akira
MISUBAYASHI - Suite inoubliable
|
|