Suggestion de lecture :
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UN
L’aiguille en plein cœur
Quand on se prétend aventurier, il est vexant de
vivre au XXIe siècle. La surface du globe est cartographiée.
À chaque plage son plagiste. Pas une source sans sa mise en
bouteille, pas un scarabée sans son département au Muséum.
On va au désert de Gobi comme au bassin d’Arcachon. Y a-t-il
seulement un être humain sur la Terre qui ne connaisse pas
l’existence de La Grande-Motte ?
Des optimistes
contrediront : « Il y a un sommet vierge dans les confins
afghans. » Rien n’est moins sûr. Parfois, des alpinistes
parviennent sur une montagne, persuadés de déflorer le
sommet. Un anonyme les y a précédés, laissant son fanion.
L’homme a triomphé de la
géographie. Il s’est répandu partout. Depuis la pierre
taillée il en a eu le temps ! Conscient que la Terre a
rendu ses derniers secrets, le pauvre Terrien de notre
siècle tourne son regard vers les étoiles. « Là-haut »,
murmure-t-il. Il rêve. Un jour, peut-être un astronaute
imprimera-t-il son pas sur un sol intouché. En attendant,
on fait la queue pour grimper l’Everest.
Non vraiment, je ne suis
pas rétrograde, mais il me naît des nostalgies de l’époque
où il suffisait de sortir de sa grotte pour s’enfoncer
dans l’inconnu. Au paléolithique (supérieur, si possible),
bien des problèmes se trouvaient résolus de ne point même
exister.
J’en étais là de ces
réflexions, accoudé au comptoir de mon âme, quand je
tombai sur un exemplaire de poche de L’Aiguille creuse
de Maurice Leblanc. En couverture, gentiment bariolée
dans le genre kitsch de nos enfances aimables des années
soixante-dix, l’aiguille d’Étretat. Elle se dressait
fièrement dans l’eau joyeuse. Les peintres
impressionnistes s’étaient épris d’elle. Arsène Lupin en
avait fait son repaire. Le rocher était friable,
l’aiguille en passe de s’écrouler. Très peu d’êtres
humains en avaient foulé le sommet. Il était plus facile
de la peindre. Tout cela constituait un faisceau de
raisons d’aller voir.
Il y avait là-haut un
espace préservé. Peut-être aurait-on l’impression de
toucher une terra incognita. Je réunis une troupe
de gentils nautoniers. L’objectif était de grimper
l’aiguille à l’aube.
Philibert fournirait le
canot, Olivier les vivres. Du Lac, escaladeur hors pair,
conduirait l’opération. Avec eux : la fine équipe.
On part une nuit
d’automne. Au matin, à l’heure des chalutiers, on met le
canot à l’eau, on souque ferme. À tribord passent l’arche
de la Manneporte, la valleuse de Jambourg. Plein est,
l’aiguille d’Étretat. Le soleil se lève, la mer pétille,
les faces de craie s’éclairent. Philibert nous dépose au
pied de l’aiguille. Du Lac et moi quittons le canot munis
de cordes. On se cramponne aux bigorneaux. Philibert
s’écarte à la rame pour cacher l’esquif de l’autre côté de
la porte d’Aval, dans l’antre naturel du Trou à l’Homme.
On le rejoindra plus tard, à la nage.
Pour l’instant on
escalade. On essaie d’être dignes des visions de
Maupassant. Les parois d’Étretat sont « praticables aux
femmes hardies et aux hommes très souples et très
accoutumés aux falaises ». Il nous faut une heure pour le
sommet, à cinquante-cinq mètres d’altitude. Les silex se
déchaussent du calcaire. On trouve des pitons rouillés :
on nous a précédés !
Huit heures. La marée
monte, l’aiguille vibre, les falaises miroitent. On se
tient à la pointe, frappés de joie, entre ciel et mer,
endroit vivable. J’ai préparé un texte. Je le lis, pour
les nuages. Personne n’écoute. Une mouette passe.
APPEL POLITIQUE
LANCÉ DEPUIS LE SOMMET DE L’AIGUILLE
ARSÈNE LUPIN NE
VOULAIT PAS CHANGER LE MONDE.
AU SOMMET DE L’AIGUILLE,
IL SE GAUSSAIT DES IDÉES CREUSES.
IL CHANTAIT LE «
PRIMESAUT » : FANTAISIE, LIBERTÉ, GOÛT DES BELLES CHOSES.
DÉSINVOLTURE ET LONGUE MÉMOIRE.
NOUS PRÉFÉRONS LA LIBERTÉ
À LA SÛRETÉ, LES NOSTALGIES PRIVÉES AUX PROMESSES
PUBLIQUES. NOUS VOULONS AIMER, BOIRE ET CHANTER SANS
QUE LA PUISSANCE D’ÉTAT NOUS INDIQUE COMMENT FAIRE. LES
AIGUILLES SONT DES REFUGES. ELLES TIENNENT.
IL FAUT CONNAÎTRE SES
PROPRES AIGUILLES, LES REJOINDRE, SE TENIR À LA POINTE,
QUAND L’AIR DEVIENT ÉPAIS.
Je replie mon papier. Du
Lac plante un piton et balance les cordes dans le vide. On
descend en rappel, on regagne la mer, la grotte. Prévenus
par les promeneurs, des gendarmes ont lancé leur canot.
Ils arrivent trop tard. Sur la plage de galets, tout à la
gaieté d’avoir réalisé un bon coup, je m’aperçois que je
viens d’accomplir quelque chose de supérieur à une farce.
Là-haut sur l’aiguille blanche, j’ai éprouvé une joie
douloureuse. C’était un poinçon étrange, non le seul
plaisir d’une plaisanterie. En équilibre sur un espace à
peine plus large qu’un tabouret, j’ai rejoint le point de
contact entre le temps, l’espace et mon propre cœur. Ils
sont miraculeux, les moments où l’instant se fixe dans la
partition ! Les sens reçoivent l’information aberrante et
grave que nous nous sommes confondus à l’axe autour duquel
le monde tourne. Tout se fige. Puis se suspend. La
conscience reçoit la totalité du panorama dans une image
arrêtée, familière. Même le cormoran qui plane plus bas
semble attendu. Peut-être est-ce là la définition du
vertige : l’élargissement de soi, non le racornissement
dans la peur ?
Que m’est-il arrivé ?
Aurais-je trouvé sur cette aiguille de la mer un lieu et
une formule ? Depuis longtemps, je cherche les endroits du
monde où se croisent l’éternité des patries de l’enfance
et le refus des encerclements modernes. Ici, personne ne
nous interdit le jeu du danger et de la joie. Personne ne
nous commande de nous enthousiasmer pour des causes
débiles ou des marchandises hideuses. Sur cette pointe, à
un jet de pierre de la falaise côtière, je me croyais au
bord de l’univers.
L’impression a duré
quelques secondes. On se situait là, au bord du
vide. Rien n’était possible, tout semblait offert. Montait
la douceur de la mer : liberté claire, haute beauté. Je
n’en revenais pas de me trouver dans ce cirque lacté, sur
un point où il était absurde de se tenir. La mer vivait.
Nous : fixes dans le mouvant. L’être rejoignait le lieu.
À Venise, au XVIIIe siècle, Tiepolo a propulsé au
plafond des palais anges, madones et moines volant dans le
ciel rose, bras écartés. On les croirait aspirés dans un
vortex de ferveur jouissive. Au sommet de l’aiguille, j’ai
connu cette ivresse sèche. Je flottais entre ciel et mer.
Après tout, je traque cela depuis tant d’années à courir le
monde : l’élévation. Ne sachant peindre, je m’en vais. Ne
sachant prier, je grimpe. Parfois, j’arrive en un haut lieu.
Une ascension a bien eu lieu.
De retour sur les galets,
je demande à du Lac où l’on trouve ce genre d’aiguille.
– Sur
toutes les côtes du monde.
– Écoute-moi,
lui dis-je, on part. Vers les piliers de la mer. On
les passe en revue. On les approche, on les grimpe,
on les bénit. Je veux revivre mon illumination de
l’Aiguille blanche. Me repayer le luxe de me sentir
là
où je me dois d’être.
– C’est-à-dire
?
– À
la pointe du monde, où je n’ai rien à faire, où je
ne peux rester, en un lieu où personne n’est allé,
d’où le monde s’embellit, qui s’écroulera bientôt et
qu’il est difficile d’atteindre, urgent de quitter,
inutile de gagner.
– J’en
suis, dit du Lac.
Et c’est ainsi que nous avons passé des années à
grimper sur les stacks..."