Suggestion de lecture :
"
1
North Fork, Sun River
Bob Marshall Wilderness, Montana
Mai 2004
PENDANT un moment,
l’orage semble s’apaiser – bourrasques monotones, pluie
qui ne tombe plus vraiment comme si le ciel même n’était
fait que d’eau. Je me baisse pour regarder par la fenêtre
de la cabane, examiner la couverture nuageuse, la colonne
rouge du thermomètre qui atteint péniblement les
5 °C, les rafales qui parcourent en vagues la
prairie. Les accalmies instaurent presque le silence, on
entend juste parfois crépiter les branches de sapin dans
le poêle, puis le souffle accru du vent fouette les
rondins de la cabane, la pluie tambourine sur les bardeaux
de cèdre. Déjà 9 heures passées et, malgré le mauvais
temps, je dois faire ma ronde de seize kilomètres pour
vérifier où en sont les œufs des ombres, ma tâche
quotidienne. Je me tortille pour enfiler les vêtements de
pluie fatigués, le haut et le bas, j’ajuste les fermetures
Éclair situées en bas de la veste pour dégager le spray
anti-ours et le revolver.
Dehors en plein vent, la
pluie s’engouffre sous le bord du toit, me pique les
joues, ruisselle dans le haut de ma barbe tandis que
je contourne la cabane, soulève chacun des volets
conçus pour résister aux ours, malmène les hayons. La
routine. Je m’engage ensuite sur le chemin boueux,
par-dessus le monticule et parmi les arbres, vers
l’ouverture du brûlis, le virage qui descend vers la
North Fork, le bras nord de la Sun River. Marchant
d’un pas laborieux, je me réchauffe un peu et je
regarde les gouttes d’eau glisser sur mes bottes que
j’ai graissées hier soir, je regarde ma canne piqueter
la boue, la cloche de vache que j’ai attachée à son
sommet quasi silencieuse tant j’avance lentement.
C’est le genre de temps qui vous oblige à rester tête
baissée sous votre capuche, et je ne vois pas beaucoup
plus loin que le chemin sous mes pieds, jusqu’au
moment où je me mets à suivre les traces des ours qui
se sont promenés cette nuit : cela me rappelle que je
dois garder les yeux en l’air, rabattre derrière mes
oreilles la capuche qui me rend sourd et commencer à
faire du bruit. Je chante, c’est le seul moyen qui me
vient à l’esprit pour signaler constamment ma
présence, et j’entre dans les bois plus sombres en
braillant Le
noble
duc d’York avait dix mille soldats…
Il s’avère que la pluie
était en train non pas de se calmer, mais de prendre son
élan : quand je traverse l’étroit pont de pierre
par-dessus l’eau brune et tourbillonnante de la North
Fork, elle tombe en biais avec une force étonnamment
stupide, faisant mousser la surface de la rivière. Je
gravis la pente vers les œufs de Spruce Creek, et je ris
face à la sauvagerie du paysage. Déjà trempé jusqu’aux os,
les pieds vers l’extérieur dans la boue comme si je
remontais en canard une piste de ski, j’atteins la crête
et je traverse un kilomètre et demi de brûlis récent.
J’oublie de chanter pour les ours, car on voit sans
problème à travers le fer de lance noirci de la cime des
arbres.
Jusqu’au moment où
j’arrive au passage digne de Hansel et Gretel. Ici, le
sentier passe par un terrain incendié il y a plus
longtemps, hérissé de pins lodgepole de quinze ans. Hauts
de trois mètres cinquante et séparés par seulement
quelques centimètres, ils forment une fourrure si dense de
part et d’autre, une foule si oppressante, avec leurs
branches aiguilleuses entrelacées, murmurant et chuintant
dans le vent, qu’on dirait moins un chemin qu’un tunnel
aux parois vertes. Malgré tout, incapable de voir à plus
d’un mètre, incapable d’entendre autre chose que les
soupirs et les gémissements des arbres, je n’émets guère
plus qu’un murmure, car la pluie qui pisse dru est trop
abondante, trop sonore. Quelle créature aurait l’idée de
sortir par un temps pareil ?
Je n’ai qu’à tendre les
bras pour toucher de chaque côté un mur de pins
trempé, impénétrable. Je frappe ma canne aux rochers
quand j’en rencontre un, la cloche de vache sonne, au
rythme de la chanson de Burl Ives, The
Big
Rock Candy Mountain.
Je marmonne Oh,
les
abeilles qui bourdonnent dans les arbres à
cigarettes, la source d’eau gazeuse… Voilà
que
j’explore, une fois de plus, le répertoire d’airs que
je chantais autrefois aux garçons pour qu’ils
s’endorment, et dont les paroles me sont gravées dans
le crâne à force de les avoir répétées.
Je négocie le virage en
épingle près de la pente qui descend à la
rivière, où
jaillit
la citronnade et où chante le merlebleu,
puis, à deux pas devant moi, je découvre un jeune
wapiti à demi dévoré. À demi seulement.
Je trébuche en arrachant
ma capuche. Membres déployés, le wapiti gît sur le dos,
éventré, une partie des cuisses déchiquetée de
l’intérieur, des lambeaux de chair pendent mollement
contre la ligne ivoire de l’os. Titubant en arrière, je
sors mon spray anti-ours dont j’enlève la sécurité. De
l’autre main, j’ouvre l’étui de mon revolver et je glisse
mes doigts autour de la poignée.
Encore un pas en arrière,
puis un autre, la pluie coule dans mon cou. Pour un
grizzly, un wapiti né la veille ne saurait être qu’un
casse-croûte. Pas quelque chose qu’il mange en partie et
finit plus tard. Et de toute façon, si l’ours avait eu
l’intention de revenir pour terminer son repas, il aurait
entassé des choses sur le cadavre pour le dissimuler.
Je l’ai dérangé. Avec ma
chanson. Reculant toujours, j’examine les arbres, leur
muraille nue et humide, et je n’y vois pas au-delà d’un
mètre cinquante.
Je prends le virage à
reculons, spray brandi devant moi, alors que le wapiti
disparaît derrière les branches, je me retourne et je
reviens très vite sur mes pas. Je martèle le sol avec ma
canne, j’essaye de crier, “On arrive, dégagez, dégagez”,
ce que d’après mon père, ils criaient tout le temps dans
la Navy quand ils couraient dans les couloirs étroits du
bateau. Au début, ma voix est à peine plus audible qu’un
couinement de souris. Je réessaye.
Les œufs de Spruce Creek
seront tout seuls aujourd’hui. Et demain.
Je bondis hors des arbres,
je cherche des traces sur le sol et n’y trouve que les
miennes. Avançant à grands pas, comme j’y vois à
nouveau clair, je regarde partout, au-delà de l’herbe
rase, des rochers noircis, jusque dans les arbres
calcinés, couleur de suie, de l’autre côté de la gorge
abrupte de la rivière, vers la paroi brûlée de la
falaise. Je me laisse glisser comme en ski sur la
pente de boue jusqu’au petit pont, que je franchis en
courant, et je ralentis quand je m’approche des bois
sombres de cette autoroute pour ours. En criant Embrasse-moi
pour
me souhaiter bonne nuit et aide-moi à dire mes
prières ! –
paroles
d’une chanson que je n’ai jamais chantée aux garçons
–, je marche avec précaution dans les traces où j’ai
cheminé ce matin, sous la pluie qui tambourine.
Je fais le tour de la
cabane, j’ouvre les volets, je laisse la brume grisâtre
s’infiltrer par les fenêtres. Le rouge-gorge qui niche
sous le toit du porche s’envole sous mon nez et je lâche
un rapide Putain ! comme si un grizzly ailé m’avait foncé
dessus. En reprenant mon souffle, j’ouvre la fermeture de
mes vêtements de pluie et je me débarrasse d’autant de
boue que possible. Puis je tourne la clef dans la serrure
et j’entre comme si mon retour n’avait jamais été tout à
fait certain, je m’adosse à la porte et j’inspire
profondément. Je crie dans l’unique pièce vide :
— Les garçons ! Je suis
rentré !
Pas de doute : l’ours m’a
fait une faveur en retournant en catimini dans les pins,
d’où il m’observe peut-être, au lieu de me défier pour
récupérer sa proie. Ou de m’ajouter à son butin. Il est
seul maître à bord. Je secoue la tête, la chaleur du feu
couvert dans le poêle me réchauffe, mais n’élimine pas le
frisson qui me parcourt.
Je prends une bûche dans
la caisse à bois, j’ouvre le poêle et je la place
au-dessus des braises. Puis une autre. Je referme le
poêle, je recule et je détache de ma chemise de laine un
éclat de bois blanc et net.
Il y a un mois, je
m’étais battu pour amener les garçons ici avec moi. Un
mois en pleine nature. Une expérience de la vie sauvage
qu’ils conserveraient toute leur vie.
Nolan, neuf ans, Aidan,
six ans. Mes fils. Ni l’un ni l’autre n’est beaucoup plus
gros que ce petit wapiti.
Neuf et six ans. Avec un
sentiment proche de la surprise, je me rends compte que je
suis père depuis neuf ans seulement. Mais qu’étais-je
auparavant ? Un gosse moi-même, pendant quoi ? Dix-sept
années ? Puis je suis parti pour l’université, les
étendues sauvages du Montana, et ensuite ?
Plein de choses ont
suivi, je le sais, des décennies entières, mais tout cela,
tout ce que j’ai fait, ou du moins les raisons pour
lesquelles j’ai agi, quand il y en avait, tout semble
avoir simplement disparu. Avant de devenir père ? Il s’est
juste écoulé ces trente-six premières années. Puis Nolan.
Et Aidan.
Avant – Après.
Mais au bout de neuf ans à peine, j’ai failli les
offrir en pâture aux grizzlys. Et pourtant, je ne pourrais
souhaiter davantage leur présence ici..."