Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°1002 (2025-49)
mardi
9 décembre 2025
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Comme le moineau
Pour
donner la vie il faut prendre la vie, |
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![]() Moineau domestique femelle Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 17 octobre 2025 ![]()
![]() Moineau domestique mâle Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 17 octobre 2025
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 17 octobre 2025
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot mercredi 29 octobre 2025
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 7 novembre 2025
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 7 novembre 2025 ![]()
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Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 7 novembre 2025
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 7 novembre 2025
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot vendredi 7 novembre 2025
Moineau domestique
mâle, sous la pluie
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 16 novembre 2025
Moineau domestique
femelle, sous la pluie
Moineau domestique
femelle, sous la pluie
Courvières (Haut-Doubs), Champ-Margot dimanche 16 novembre 2025 |
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"Automne L’ours est parti depuis plusieurs heures maintenant et moi j’attends, j’attends que la brume se dissipe. La steppe est rouge, les mains sont rouges, le visage tuméfié et déchiré ne se ressemble plus. Comme aux temps du mythe, c’est l’indistinction qui règne, je suis cette forme incertaine aux traits disparus sous les brèches ouvertes du visage, recouverte d’humeurs et de sang : c’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort. Autour de moi, des touffes de poils bruns solidifiés par le sang séché jonchent le sol, rappellent le récent combat. Depuis huit heures, peut-être plus, j’espère que l’hélicoptère de l’armée russe va percer le brouillard pour venir me chercher. J’ai garrotté ma jambe avec la lanière de mon sac quand l’ours s’est enfui, Nikolaï a aidé à me bander le visage lorsqu’il m’a rejointe, il a vidé sur ma tête nos précieuses réserves de spirt qui ont coulé le long des joues avec les larmes et le sang. Depuis il m’a laissée seule, il a pris mon petit Alcatel de terrain pour appeler les secours du haut d’un promontoire en pensant, sûrement, au réseau incertain, au téléphone antique, aux antennes lointaines, que tout cela fonctionne, parce que les volcans nous encerclent, eux qui célébraient il y a quelques instants seulement notre liberté et qui scandent à présent notre enfermement. J’ai froid. Je cherche mon sac de couchage à tâtons, je m’emmitoufle comme je peux. Mon esprit part vers l’ours, revient ici, tourne, construit des liens, analyse et décortique, fait des plans de survivant sur la comète. Dedans cela doit ressembler à une prolifération incontrôlable de synapses qui envoient et reçoivent des informations plus rapidement que jamais, le tempo est celui, éclatant, fulgurant, autonome et ingouvernable, du rêve, pourtant rien n’a jamais été plus réel ni plus actuel. Les sons que je perçois sont démultipliés, j’entends comme le fauve, je suis le fauve. Je me demande un instant si l’ours va revenir pour m’achever, ou pour que je l’achève, moi, ou bien pour que nous mourions tous les deux dans une ultime étreinte. Mais déjà je sais, je sens, que ça n’arrivera pas, qu’il est loin maintenant, qu’il trébuche dans la steppe d’altitude, que le sang perle sur son pelage. À mesure qu’il s’éloigne et que je rentre en moi-même nous nous ressaisissons de nous-mêmes. Lui sans moi, moi sans lui, arriver à survivre malgré ce qui a été perdu dans le corps de l’autre ; arriver à vivre avec ce qui y a été déposé. Je l’entends bien avant qu’il n’arrive. Il est inaudible pour Nikolaï et Lanna qui m’ont rejointe tout à l’heure, il arrive je dis, mais non il n’y a rien ils répondent, juste nous dans l’immensité avec la brume qui monte et qui descend. Pourtant quelques minutes plus tard un monstre de métal orange rescapé de l’époque soviétique vient nous arracher au lieu. * À Klioutchy c’est la nuit, le fond concret de la nuit. Klioutchy. Le « village clé ». Le centre d’entraînement, la base secrète de l’armée russe dans la région Kamtchatka. Je ne suis pas censée savoir que c’est sur ce pauvre bout de terre qu’ils envoient des bombes chaque semaine depuis Moscou pour mesurer leur portée et atteindre les rives américaines du détroit en cas de guerre ; je ne suis pas non plus censée savoir que tous les indigènes du coin, Evènes, Koriaks, Itelmènes, pour ce qu’il reste d’eux, sont enrôlés ici, parce que sans rennes et sans forêts, l’absurdité devient la norme, et qu’ils en viennent à se battre pour leurs tortionnaires. Sauf que je le sais, depuis le début, je le sais parce que c’est mon métier de savoir ces choses-là. Les Évènes, dont je partage le quotidien forestier depuis plusieurs mois, m’ont raconté les bombes qui explosent près du dortoir, le soir. Ils ont ri à mes questions, ils m’ont scrutée du regard, ils m’ont souvent traitée d’espionne, gentiment, méchamment, ironiquement, ils m’ont fait tenir tous les rôles, mais ils m’ont toujours tout dit. Le village, l’alcool, les bagarres, la forêt qui s’éloigne et avec elle la langue maternelle qu’on oublie peu à peu, le travail qui manque, la patrie qui sauve ; et qui leur propose le camp de Klioutchy en échange. Ironie du sort. Le dispensaire se trouve au village clé, c’est là que nous avons atterri, derrière les barbelés et les grillages, derrière les miradors, à l’intérieur de la gueule du loup. Moi qui riais intérieurement de savoir toutes ces choses interdites sur ce lieu secret me retrouve au cœur même du dispositif de soin pour les soldats et les blessés de la presque-guerre qui a cours ici. C’est une vieille femme qui ferme mes plaies. Avec une infinie précaution, je la vois manier le fil et l’aiguille. J’ai passé le stade de la douleur, je ne sens plus rien mais je suis toujours consciente, je n’en perds pas une goutte, je suis lucide au-delà de mon humanité, détachée de mon corps tout en l’habitant encore. Vsio boudet khorocho, tout ira bien. Sa voix, ses mains, c’est tout. Je regarde mes longs cheveux blonds et rouges tomber à mes pieds par touffes à mesure qu’elle les coupe pour recoudre les plaies du crâne, qui par miracle n’a pas fendu, je lutte pour discerner une lumière, mais il y a peu à faire, le fond de la nuit est opaque, douloureux, infini, on n’en sort pas comme ça. C’est alors que je le vois. L’homme gras et transpirant qui vient d’entrer dans la pièce brandit son téléphone vers moi, il me prend en photo, il veut immortaliser l’instant. L’horreur a donc bien un visage, qui n’est pas le mien mais le sien. J’enrage. Je veux me jeter sur lui, ouvrir son ventre, me saisir de ses tripes et lui river son téléphone de malheur dans la main pour l’obliger à faire le plus beau selfie de sa vie en train de la quitter, mais je ne peux pas. Je ne peux que lui maugréer d’arrêter et me cacher maladroitement le visage, je suis rompue, brisée. La vieille femme comprend, le pousse à l’extérieur et ferme la porte, les gens elle dit, vous savez comme ils sont. Le reste de la nuit se passe comme ça, avec elle, on recoud, on lave, on coupe, on recoud encore, je perds la notion du temps, il coule, nous flottons toutes les deux sur un océan sombre à l’odeur d’alcool, portées par une houle montante et descendante. Au milieu du jour suivant on vient me chercher, l’hélicoptère est là, on va me transférer à Petropavlovsk. Un simili-pompier russe débarque, grand, souriant, habits rouges, rassurant. Il me propose une chaise roulante, je refuse, me lève, m’appuie sur son épaule pour descendre les escaliers, blanc gris blanc gris, passer la porte, arriver sur le béton. Là, des gens agglutinés venus admirer le spectacle sont à l’affût avec leurs téléphones, de ma main libre je me cache encore le visage, évite les flashs, et soutenue par mon sauveteur je m’engouffre pour la seconde fois dans le ventre de l’hélicoptère. * Le voyage se passe dans une demi-conscience, je me souviens que j’ai froid, que j’ai du mal à respirer avec le sang qui me coule dans la gorge. À l’arrivée, les médecins me forcent à m’allonger sur un brancard, sur le dos. Je leur dis que je ne peux pas, que je n’arrive pas à respirer comme ça, mais ils s’entêtent, ils se mettent à plusieurs pour me tenir, on dirait que tout le service est là, j’étouffe. Ça crie, ça hurle, je sens une piqûre dans mon bras immobilisé, puis d’un coup tout s’arrête, les lumières valsent, je perds connaissance pour la première fois depuis l’ours, plus rien, plus rien du tout, le vide, le blanc, pas de rêve. Lorsque je me réveille je suis entièrement nue, seule, attachée au lit. Des lanières m’enserrent les poignets et les chevilles. J’examine la situation. Je me trouve dans une vaste salle blanche et décrépie, des lits vides sont alignés auprès du mien, on dirait un de ces vieux dispensaires de l’époque soviétique, quelques voix résonnent au loin. Un tuyau me passe dans le nez, la gorge ; il me faut un long moment pour comprendre pourquoi je respire si bizarrement, et ce qu’est cette chose en plastique vert et blanc attachée au cou : trachéotomie. Dans mon semi-délire, je m’attends à tout moment à voir débarquer le docteur Jivago, le cadre y est. Mais c’est une infirmière blonde qui arrive, souriante. Nastinka, tu vas t’en sortir, elle dit. À sa suite, un homme de grande et large carrure apparaît, bottes qui claquent sur les carreaux du sol, chaîne en or, dents en or, montre en or. C’est le médecin-chef et ça se voit, c’est lui qui est aux manettes des opérations présentes et à venir, de ma camisole de force et de tout le reste. Se le mettre dans la poche, je me dis d’emblée. Il est plutôt sympathique, avec son sourire jaune de roi d’hôpital. Il me complimente : personne ne sait comment c’est possible que tu sois vivante, mais tu l’es, alors bravo. Molodiets. Tu es une femme très forte, ajoute-t-il. Je lui réponds que je voudrais juste qu’on m’enlève les attaches. Ça non, ce n’est pas possible, tu restes comme ça, c’est pour te protéger de toi-même. Ah bon. Les deux jours qui suivent sont un calvaire. Le tuyau qui traverse ma gorge me fait horriblement mal, et l’infirmière souriante du début a disparu, c’est une autre, très jeune, trop jeune, qui s’occupe de moi. L’infirmière-chef la surveille vaguement, il faut bien apprendre... la novice devient mon pire cauchemar. C’est une obsession, je ne pense plus qu’à ça : comment dénouer les liens qui m’entravent. J’invente des méthodes invraisemblables dès que mes gardiennes disparaissent derrière la porte. Par deux fois je parviens à me détacher, j’arrache le tuyau qui transfère dans mon estomac une bouillie marron et noir, cette couleur, je m’en souviens. Il faut nourrir, j’entends crier dans les couloirs en fin de journée. Tu as nourri ? demande l’infirmière-chef à l’apprentie. « Nourri », c’est le mot. Kormit. Je revois mon vieil ami Ilo, à Manach’, qui du fond de la yourte appelle son neveu Nikita : Tu as nourri les chiens ? Va nourrir les chiens ! Idi kormit ! Depuis, je ne peux plus entendre prononcer ce mot sans qu’un spasme me remonte du fond du ventre. Je me rappelle très nettement ces yeux noirs et vicieux de jeune fille tout juste sortie de l’enfance, me regardant méchamment ; je la revois injecter d’un coup sec la nourriture dans le tuyau, elle veut me punir et elle se venge, de mon existence à moi, de sa vie misérable à elle, que sais-je, de tout ce qui ne lui obéit pas et de tout ce qui lui résiste, elle me montre que pour une fois, elle a le pouvoir. En atteignant brutalement mon estomac la bouillie me fait hurler de douleur. Les larmes coulent le long de mes joues, je n’ai jamais été aussi impuissante, à la merci des hommes, des femmes et même des gamines, dénudée, attachée, gavée, je suis à la frontière de l’humanité, à la lisière je crois de ce qu’on peut supporter. L’infirmière-chef, alertée par mes cris, entre dans la salle, s’approche et rabroue sa cadette qui me lance un regard assassin. Je me dis qu’elles me font payer cher ma survie de femme face à l’ours. Tu as mal ? s’enquiert l’infirmière. Oui ! j’affirme avec toute la conviction dont je suis capable dans l’espoir qu’elle me donne quelque chose, n’importe quoi, une drogue qui atténue un peu mes souffrances. Alors tiens bon, potierpi, dit-elle en s’en retournant à ses affaires. Potierpi non plus je ne peux plus l’entendre. C’est là, après l’épisode de la bouillie, que je décide de baisser les armes ; ou que je rends les armes, parce que je n’ai pas le choix. Je m’applique à être sage comme une image, à ne pas protester, à ne rien demander et à ne rien attendre, à supporter la douleur, le tuyau et le reste, jusqu’à ce que ça passe, ou plutôt jusqu’à ce que quelque chose se passe. Si ce n’était cette musique qui résonne dans la pièce, faisant toutes les trois secondes entendre un roulement suivi d’un coup sec, en fond de mauvaise symphonie, je pourrais me concentrer plus aisément sur les circonstances de ma pacification. En m’informant sur la nature de cette symphonie répétitive, j’apprends qu’une étude scientifique très ancienne mais très sérieuse a montré que ce requiem, passé en boucle, aidait les patients à ne pas oublier de respirer : rrrrrrrrrrrouuuuuulllllllllllllllll Klang ! rrrrrrrrrrrrrrouuuullllllllllllllll Klang ! Et on respire. Décidément. Au cœur du système de soins russes je suis. Spécificité du Grand Est encore englué dans de vieilles méthodes ? À l’hôpital de Moscou, je doute que les patients du service de réanimation écoutent le même air que moi. En même temps, ils ne se trouvent pas non plus dans ce dispensaire aux allures de goulag. Je me dis qu’on ne me croira pas quand je le raconterai, si je sors, si je m’en sors. Je me dis : je l’écrirai quand je pourrai..."
Nasstaja MARTIN - Croire
aux fauves
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