Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°986 (2025-33)
mardi
19 août 2025
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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Pour regarder et écouter,
AubeJ’ai embrassé l’aube d’été.
Rien
ne bougeait encore au front des palais. L’eau était
morte. Les
camps d’ombres ne quittaient pas la route La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors
je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en
agitant les bras.
Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq.
En
haut de la route, près d’un bois de lauriers, je
l’ai entourée
avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu
Au
réveil il était midi.
Arthur
Rimbaud, Illuminations
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![]() Au lever du jour... Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 31 mai 2025 ![]() 6h35 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 31 mai 2025 ![]() Mésange charbonnière Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 31 mai 2025 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 31 mai 2025
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 31 mai 2025
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 31 mai 2025 <image recadrée> Géranium découpé
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 31 mai 2025 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 31 mai 2025 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 samedi 31 mai 2025
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 1er juin 2025 ![]()
![]() 6h39 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 1er juin 2025
![]() Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 1er juin 2025
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7h26
![]() ![]() Courvières
(Haut-Doubs), loge n° 5
dimanche 15 juin 2025 |
"1 chambre d’appel
L’axe normal de la rêverie cosmique est celui le long duquel l’univers sensible est transformé en un univers de beauté. Gaston Bachelard
Même achevée, toute vie se prolonge hors d’elle-même, dans le ciel qu’elle devient pour d’autres vies. Adolescent, déjà, j’avais besoin qu’il soit dans le paysage. Sur les murs de ma chambre, j’avais accroché deux portraits de lui. Sur l’un, il était jeune, élégant, avec un regard pétillant et une bouche gourmande, ornée d’une fine moustache ; sur l’autre, il était vieux, tourmenté, vêtu de façon négligée, il avait les cheveux longs et des yeux infiniment tristes. Je ne comprenais pas comment le premier avait pu devenir le second. À côté de lui, Giacomo Agostini et Barry Sheene inclinaient leurs motos de course sous des angles impossibles. Dès notre première rencontre, cet homme a mis mon univers en expansion – j’avais dix ans et j’entrai en physique sans en avoir conscience. Bien que décédé en 1955, trois ans avant ma naissance, il est toujours à une distance plus ou moins grande, jamais infinie, de ma propre existence. Avec certains êtres, le temps posthume devient un temps vivant, subtil, nourricier. À cette époque, je savais seulement, et de façon bien vague, qu’il avait dérangé à plusieurs reprises l’ordonnancement de la pensée des physiciens, provoqué de formidables tremblements parmi les concepts et, surtout, qu’il était le découvreur d’une formule à la simplicité inattendue – E = mc 2 – qui avait ouvert toutes sortes de portes sur la lumière, le monde agité des particules et le grand univers soi-même. Je me souviens d’avoir été marqué par une anecdote : lorsqu’Eduard, son second fils, lui avait demandé pourquoi il était devenu si célèbre, il avait répondu : “Quand un scarabée aveugle marche à la surface d’une branche incurvée, il ne se rend pas compte que le chemin qu’il suit est lui aussi incurvé. J’ai eu la chance de remarquer ce que le scarabée ne peut pas voir.” Bien que je n’en comprisse pas tout le sens, cette phrase m’intrigua, d’autant qu’elle se poursuivait en considérations étranges sur la courbure de “l’espace-temps” et la déviation des rayons lumineux passant au voisinage d’une étoile. L’espace-temps serait donc courbe? La lumière n’irait pas en ligne droite ? Le temps ferait lui aussi des virages? Quelle histoire! avais-je pensé, sans pouvoir en penser plus compte tenu de la faiblesse de mes connaissances et des bornes de mon entendement. Mais mon imagination, elle, s’était mise à galoper comme un pur-sang. Souvent, dit-on, cet homme ne mettait pas de chaussettes – ou seulement une – au motif que le gros orteil, rendu coupant par la croissance de son ongle, finit toujours par la percer. Et, même sous un ciel menaçant, il rechignait à porter un chapeau sous prétexte que ses cheveux séchaient plus vite que n’importe quel couvre-chef. Cet argument selon lequel on doit pouvoir se passer facilement de certaines choses qui s’usent trop vite ou ne sont pas indispensables me semblait à la fois fou et précieux, salvateur même. Parvenu à l’âge adulte, j’ai tenté de faire mienne, dans les périodes de grand débordement, l’une de ses phrases puissantes, sans jamais y parvenir vraiment : “Je ne dors pas longtemps, mais je dors vite.” Sa ligne d’univers étant désormais très éloignée de celle des vivants, nul ne peut plus marcher à ses côtés. On peut seulement aller sur ses traces. Le temps a beau n’être que la quatrième dimension de l’espace-temps, il diffère des trois premières : on ne s’y déplace pas à sa guise, comme on peut le faire dans l’espace ; le passé est le passé, à tout jamais inaccessible dès l’instant où il a cessé d’être présent. Alors comment faire avec un absent qui vous accompagne depuis si longtemps ? avec une ombre tutélaire dont vous entendez les pas résonner sur les pavés du monde ? Quand l’idée d’écrire me traversait, je me laissais convaincre de n’en rien tenter par des objections toutes plus dirimantes les unes que les autres : Albert Einstein est une figure monumentale, un monolithe écrasant, une mythologie gelée à lui tout seul ; à cette sorte d’intellectuel total qui fut également un héros populaire on a consacré, de son vivant et après, plus de deux mille livres, des millions d’articles, des centaines de documentaires ; on l’a tant photographié que son visage est aussi connu que la face de la lune ; on l’a également statufié, décortiqué, ardemment catalogué ; en l’an 2000, c’est lui que, parmi une liste impressionnante de grandes figures, les lecteurs du magazine Time ont choisi pour symboliser “l’homme du xxe siècle”. De quoi me tétaniser. L’albertologie étant une science déjà ancienne et prolifique, que dire qui ne l’ait déjà été ? À défaut de pouvoir répondre, il fallait que je me mette en mouvement, d’une façon ou d’une autre. Je décidai, pour commencer, de partir à bicyclette. À bicyclette, oui. L’idée a surgi quand j’ai revu, au détour d’un article, une photographie célèbre, prise en février 1933 devant la maison de son ami Ben Meyer, à Santa Barbara, en Californie : Einstein a cinquante-quatre ans, il est à vélo, il sourit. C’est un mélange tournant de mobilité douce et de puissance intellectuelle, de vigoureuse maturité et de fraîcheur enfantine. J’eus l’impression qu’il me faisait signe. Sous la photo, en guise de légende, il y avait cet aphorisme qu’on lui attribue sans doute abusivement : “Il en va des hommes comme il en va du vélo : c’est seulement quand on bouge qu’on peut confortablement maintenir son équilibre.” J’entendis cette remarque de bon sens physico-existentiel comme une invitation au voyage, que ce poème d’Einstein, écrit au retour d’une promenade à vélo, et que je découvris un jour de mars 2015, rendit irrésistible : Jamais je n’ai vu plus beau Là-haut
le soleil, en nous la paix
Tous les cœurs étaient en extase Et moi je n’avais pas scrupule À pédaler comme un bienheureux !
2 riding in the rain
Les gens qui n’aiment pas le vélo nous ennuient, même quand ils n’en parlent pas. Michel Audiard
Printemps 2015. Des fourmis dans les jambes, un carnet dans la poche et un casque presque déjà sur la tête, j’achetai un billet de train pour Bâle, la porte d’entrée de l’Helvétie. Je commencerais par l’adolescence d’Einstein, par la Suisse. Aarau, Mettmenstetten, Zurich, Berne, des villes où il a séjourné de seize à trente ans, où ses pensées ont longuement mûri, parfois dans l’adversité, jusqu’à produire un véritable feu d’artifice en 1905, une sorte d’explosion conceptuelle unique dans l’histoire de la physique. Puis j’irais à Prague, Bruxelles, Anvers, Le Coq-sur-Mer. C’est en Europe qu’Einstein a été le plus créatif, jusqu’à ce qu’il soit contraint de la quitter, en 1933. Une sorte de pèlerinage ? Je n’ai pas l’âme d’un pèlerin. Plutôt une tentative ambulatoire, une sorte d’immersion dynamique dans l’histoire par la géographie. J’avais surtout l’espoir que les lieux où Einstein a mis les pieds conserveraient, par un effet d’hystérésis, un halo différé mais perceptible de sa présence. Sortes de palimpsestes superposant différentes couches de réalités, spatialement confondues mais temporellement séparées. Après trois heures de voyage en TGV Lyria, j’arrivai à bon port, plus exactement à bonne gare. Ou peut-être est-ce plutôt la ville de Bâle qui s’arrêta à mon train puisque, en vertu même du principe de relativité, ces deux façons de dire sont parfaitement équivalentes. Après une nuit dans un petit hôtel au bord du Rhin, je louai dès l’aube un solide vélo rouge et deux grosses sacoches noires que j’arrimai au porte-bagages. Redonner une vigueur existentielle au passé d’Einstein en parcourant à vitesse humaine le présent de l’espace terrestre – c’était l’idée. Direction Zurich, en passant par Aarau. Zurich, bien sûr, puisque s’y trouve l’Institut polytechnique où Einstein fit ses études d’ingénieur ; Aarau, parce que c’est là qu’il passa, joyeusement selon ses propres dires, sa dix-septième année ; là, surtout, qu’il se formula la question qui le conduirait, plus tard, à la révolution relativiste. Une question étrange, à rebours du mode de pensée usuel des physiciens : le corps y entre en scène, se trouve projeté par l’imagination dans des situations étranges où il continue de ressentir et de percevoir. Une question dont on se demande par quel cheminement et en vertu de quelle sorte de folie elle a pu surgir dans une tête aussi jeune : comment percevrais-je la lumière si je chevauchais un rayon lumineux ? se demanda-t-il. Dans cette situation, les ondes électromagnétiques dont est faite la lumière me paraîtraient stationnaires, se dit-il. Phénomène impossible car la lumière n’existe que si elle se déplace : nul n’a jamais pu voir un rayon lumineux qui fût immobile. Ce paradoxe allait durablement orienter la réflexion d’Einstein : neuf ans plus tard, en 1905 à Berne, il lui donnerait chair sous la forme d’une nouvelle théorie physique : la relativité restreinte. À l’évidence, je me devais d’ouvrir mon périple par la capitale du canton d’Argovie située au pied sud du Jura, Aarau, petite ville inaugurale de l’un des plus grands retournements conceptuels du xxe siècle.
En Suisse, les pistes cyclables entre deux villes ou deux villages longent rarement les routes. Leurs courbes prennent la tangente à travers champs et forêts, loin des voitures et des camions. Du plus bel asphalte et minutieusement entretenues, elles ont une existence propre aux deux sens du terme. Je décidai bien sûr d’emprunter celles qui relient Bâle à Aarau, quitte à rallonger le trajet, en vertu de cette phrase de Gérard de Nerval qui me semblait un écho anticipé à l’étrange tissage de l’espace et du temps que formalise la théorie de la relativité restreinte : Cela m’a donné l’idée de revenir à Paris par Ermenonville – ce qui est la route la plus courte comme distance et la plus longue comme temps, bien que le chemin de fer fasse un coude énorme pour atteindre Compiègne. Les détours ont souvent un charme que ne possèdent pas les sentiers battus. Sauf, peut-être, quand il pleut drument. Car le fait que le temps qui passe soit relatif n’empêche pas que le temps qu’il fait puisse être exécrable d’une absolue façon. Même un 1er mai, en plein printemps. Sous une pluie incessante, le jour de la fête du Travail, j’ai parcouru soixante kilomètres vallonnés, si ondulés qu’ils n’auraient guère rassuré Euclide sur la pertinence de ses axiomes. Ambiance Gimme Shelter. Ce qui, à l’amoureux des cimes intranquilles que je suis, n’était pas fait pour déplaire : j’aime quand le fond de l’air est frais, s’agite et turbule. D’autant que mes sacoches plastifiées étaient parfaitement étanches, mes mollets élastiques et que je me sentais en pleine forme. Je découvrais la campagne helvétique, toute d’équilibre en dépit du mauvais temps, avec ses bois, ses maisons solides, ses coteaux, ses tintements de cloches lointaines. La route miroitait. Je pédalais à l’intérieur d’une carte postale mouillée. Le statut qu’on accorde à la pluie est relatif. Il est affaire de circonstances et d’équipement, bien sûr, mais aussi de durée. Lorsqu’il est arrivé à Paris en 1911, Chagall a achevé une œuvre magistrale, La Pluie, qui me revient toujours à l’esprit dès que des gouttes à la taille encore incertaine menacent d’accroître l’humidité ambiante. La dynamique de ce tableau est ambivalente, paradoxale même : le gris et le noir du ciel annoncent l’orage ; au centre de la toile, un arbre fruitier au tronc courbé. Sous l’effet d’une rafale de vent ? Peut-être. Pourtant, le feuillage est statique. À droite, un homme sort d’une maison en bois et ouvre placidement son parapluie, comme si la pluie était pour lui une douce joyeuseté..."
Etienne KLEIN - Le
pays qu'habitait Albert Einstein
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