Le Trochiscanthe nodiflore [TN]
n°992 (2025-39)
mardi
30 septembre 2025
"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres
Sauvages"
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![]() Au lever du jour... Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 1er août 2025 ![]() 6h58 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 1er août 2025 ![]() Les mouches Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 1er août 2025 Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 1er août 2025
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 1er août 2025
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 1er août 2025 Criquet
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 1er août 2025
Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 1er août 2025
![]() La loge Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 vendredi 1er août 2025
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![]() Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 dimanche 3 août 2025
![]() ![]() ![]() Abeille domestique Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 lundi 4 août 2025 ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() La loge Courvières (Haut-Doubs), loge n° 5 lundi 4 août 2025 |
![]() "L'ARAIGNÉE-CRABE L'Aranéide qui m'a fait assister à la pleine magnificence de l'exode s'appelle, d'après la nomenclature officielle, Thomisus onustus Walck. S'il n'éveille rien dans l'esprit du lecteur, ce nom a du moins l'avantage de ne pas offenser le larynx et l'oreille, comme le font trop souvent les dénominations savantes, plus voisines de l'éternuement que du langage articulé. Puisqu'il est de règle d'honorer bêtes et plantes d'une étiquette latine, respectons au moins l'antique euphonie ; abstenons-nous des expectorations rocailleuses, qui crachent le nom au lieu de le prononcer. Que fera l'avenir devant la marée montante d'un vocabulaire barbare qui, sous prétexte de progrès, étouffe le réel savoir ? Il relèguera le tout dans les bas-fonds de l'oubli. Mais ne disparaîtra jamais le terme vulgaire, qui sonne bien, fait image et renseigne de son mieux. Telle est la dénomination d'Araignée-Crabe appliquée par les anciens au groupe dont fait partie le Thomise, dénomination assez juste car il y a dans ce cas analogue manifeste entre l'Aranéide et le Crustacé. A la façon du Crabe, le Thomise marche de côté ; il a de même les pattes antérieures plus puissantes que celles d'arrière. Pour compléter la ressemblance, il ne manque à la paire d'avant que des gantelets de pierre, en posture de boxe. L'Araignée à tournure de Cancre ne connaît pas l'industrie des rets où se prend le gibier. Sans lacs, sans réseau, elle attend dans une embuscade, au milieu des fleurs, l'arrivée d'une proie qu'elle jugule savamment d'un coup à la nuque. En particulier, le Thomise, objet de ce chapitre, s'adonne avec passion à la chasse de l'Abeille domestique. J'ai décrit ailleurs les démêlés du patient et de son bourreau. L'Abeille survient, toute pacifique et désireuse de butiner. De sa langue, elle sonde les fleurs ; elle choisit un point d'exploitation fructueuse. La voici bientôt absorbée dans sa récolte. Tandis qu'elle s'emplit les corbeilles et se gonfle le jabot, le Thomise, bandit à l'affût sous le couvert des fleurs, émerge de sa cachette, contourne l'affairée, sournoisement s'en approche et d'un brusque élan la happe derrière la tête, à la naissance au cou. En vain l'Abeille proteste et darde au hasard son aiguillon, l'assaillant ne lâche prise. Du reste, la morsure à la nuque est foudroyante, à cause des ganglions cervicaux atteints. En un rien de temps, la pauvrette étire les pattes, et c'est fini. A son aise, maintenant, l'assassin hume le sang de sa victime ; puis, dédaigneux, il rejette le cadavre tari. De nouveau il s'embusque, prêt à saigner une autre récolteuse si l'occasion s'en présente. Cet égorgement de l'Abeille dans les saintes joies du travail m'a toujours révolté. Pourquoi des laborieux afin de nourrir des oisifs, des exploités afin d'entretenir des exploiteurs ? Pourquoi tant de belles existences sacrifiées à la plus grande prospérité du brigandage ? Ces odieuses dissonances dans l'harmonie générale troublent le penseur ; d'autant plus que nous allons voir le féroce buveur de sang devenir un modèle de dévouement à l'égard de sa famille. L'ogre aimait ses enfants ; il mangeait ceux des autres. Tyrannisés par le ventre, bêtes et gens, nous sommes tous des ogres. Dignité du travail, joie de vivre, tendresses maternelles, affres de la mort, tout cela ne compte chez autrui ; l'essentiel est que le morceau soit tendre et de haut goût. D'après l'étymologie de son nom θωμιζω ( je lie avec une corde ), le Thomise serait le licteur antique, qui liait au poteau le patient. La comparaison ne manque pas d'à-propos au sujet de nombreuses Araignées qui ligotent la proie d'un fil pour la maîtriser et la consommer à l'aise ; mais il se trouve précisément que le Thomise est en désaccord avec son étiquette. Il ne garrotte pas son Abeille, qui, tuée soudainement par la morsure à la nuque, n'offre aucune résistance à son consommateur. Entraîné par la tactique d'habituel usage, le parrain de notre Aranéide n'a pas vu l'exception ; il ne connaissait pas la perfide attaque où l'emploi du lacet est inutile. Le prénom d'onustus, chargé, lourd, appesanti, n'est pas non plus des mieux trouvés. De ce que le chasseur d'Abeilles traîne lourde bedaine, ce n'est pas une raison d'en faire un signe distinctif. Presque toujours, les Araignées ont volumineuse panse, entrepôt de soie où s'élabore pour les unes le cordage du filet, et pour toutes le molleton du nid. Le Thomise, nidificateur de haut titre, fait comme les autres : il thésaurise dans son ventre, sans exagérer néanmoins l'obésité, de quoi loger chaudement sa famille. Le terme d'onustus ferait-il simplement allusion à la démarche oblique et lente ? L'explication m'agrée sans me satisfaire en plein. A moins de vive alerte, toute Araignée est d'allure grave et de pas circonspect. En somme, la dénomination savante est faite d'un contresens et d'un qualificatif sans valeur. Ah ! qu'il est difficile de dénommer rationnellement les bêtes ! Soyons indulgents, pour le nomenclateur : le lexique s'épuise, et le flot à cataloguer monte toujours, intarissable, lassant nos combinaisons de syllabes. Le nom technique ne lui disant rien, comment renseigner le lecteur ? je ne vois qu'un moyen : c'est de le convier aux fêtes du mois de mai, dans les garrigues du Midi. Le bourreau des Abeilles est un frileux ; en nos pays, il ne s'écarte guère de la région de l'olivier. Son arbuste de prédilection est un Ciste (Cistus albidus) à grandes fleurs roses, chiffonnées, éphémères, qui durent une matinée et sont remplacées le lendemain par d'autres, écloses dans la fraîcheur de l'aube. Cette splendide floraison dure cinq à six semaines. Là butinent passionnément les Abeilles, très affairées dans l'ample collerette des étamines, qui les enfarinent de jaune. Leur persécuteur est au courant de cette affluence. Il se poste sous la tente rose d'un pétale pour lui hutte d'affût. Promenons le regard sur la fleur, un peu de partout. Si nous voyons une Abeille inerte, étirant pattes et langue, approchons-nous : le Thomise est là neuf fois sur dix. Le bandit vient de faire son coup ; il suce la trépassée. Après tout, l'égorgeur d'Abeilles est une jolie, très jolie créature, malgré sa lourde panse taillée sur le modèle d'un tronc de pyramide et bosselée à la base, de droite et de gauche, d'un mamelon en gibbe de chameau. La peau, caressante au regard mieux qu'un satin, est chez les uns d'un blanc de lait, chez les autres d'un jaune citron. Il y a des élégants qui se parent les pattes de multiples bracelets roses, et l'échine d'arabesques carminées. Un mince ruban vert-céladon fait parfois bordure sur les côtés de la poitrine. C'est moins riche que le costume de l'Épeire fasciée, mais combien plus gracieux par la sobriété, la finesse et le fondu des teintes ! Les doigts novices, à qui répugnerait toute autre Araignée, se laissent persuader par ces élégances ; ils saisissent sans crainte le beau Thomise, d'aspect si pacifique. Or, que sait-il faire, ce bijou des Aranéides ? D'abord un nid digne de son constructeur. Avec des radicelles, des crins, des flocons de laine, le Chardonneret, le Pinson et les autres maîtres dans l'art de bâtir construisent une conque aérienne dans l'enfourchure des rameaux. Ami des hauteurs, lui aussi, pour l'emplacement de son nid, le Thomise choisit sur le Ciste, son habituel domaine de chasse, un ramuscule élevé, flétri par la chaleur et possédant quelques feuilles mortes, recroquevillées en cabane. C'est là qu'il s'établit en vue de la ponte. Montant et descendant d'une oscillation douce, un peu de tous côtés, la navette vivante, gonfle de soie, ourdit une sacoche dont la paroi fait corps avec les feuilles sèches d'alentour. En partie visible, en partie voilé par ses appuis, l'ouvrage est d'un blanc pur et mat. Sa forme, moulée dans l'intervalle angulaire des feuilles rapprochées, est celle d'un conoïde, rappelant, sous un moindre volume, celui de l'Épeire soyeuse. Lorsque les oeufs sont en place, un couvercle de la même soie blanche clôt, de façon hermétique, l'embouchure du récipient. Enfin quelques fils tendus en léger rideau font ciel de lit au-dessus du nid et délimitent, avec l'extrémité courbe des feuilles, une sorte d'alcôve où s'établit la mère. C'est mieux qu'un lieu de repos après les fatigues de la ponte : c'est un corps de garde, un poste de surveillance où la mère se tient, étalée à plat, jusqu'à l'exode des jeunes. Très émaciée par le dépôt des oeufs et la dépense de soierie, elle ne vit plus que pour la protection de son nid. Si quelque vagabond passe à proximité, vite elle sort de sa guérite, lève la patte et met en fuite l'importun. A mes tracasseries avec un brin de paille, elle riposte par de grands gestes, rappelant ceux du pugilat. Elle fait le coup de poing contre mon arme. Si je me propose de la déloger en vue de certaines épreuves, je n'y parviens pas sans quelque difficulté. Elle se cramponne au plancher de soie, elle déjoue mes assauts, que je modère d'ailleurs pour ne pas la blesser. A peine amenée dehors, l'opiniâtre rentre dans son poste. Elle ne veut pas quitter son trésor..."
Jean-Henri FABRE - Souvenirs
entomologiques
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