, Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°402 (2014-03)

Mardi 21 janvier 2014

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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  Fred PELLERIN -
De Peigne et de Misère...

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Pour changer, un conte du Québec... suivi d'une chanson
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Décembre II
(neige)
  Courvières, Frasne, Bouverans, Lac de Saint-Point (Haut-Doubs)
  décembre 2013

Traces

Neige

Brume

Port-Titi

Phragmites



Saule

Aubépine






Givre





Reflet



Hêtre





Eglise de Courvières

Ma "ferme", vue de derrière...









Le "moulin"



Notre Dame des sept douleurs














Petit texte :

"LES ROSES D’ATACAMA

Fredy Taberna avait un carnet à couverture cartonnée dans lequel il notait consciencieusement les merveilles du monde, et celles-ci étaient plus de sept : elles étaient infinies et se multipliaient. Le hasard voulut que nous naissions le même jour du même mois et de la même année, mais séparés par deux mille kilomètres de terre aride, car Fredy était né dans le désert d’Atacama, non loin de la frontière qui sépare le Chili du Pérou, et ce hasard fut une des très nombreuses raisons qui cimentèrent notre amitié.

Un jour, à Santiago, je le vis compter tous les arbres du Parque Forestal et noter dans son carnet que l’allée centrale était bordée de trois cent vingt platanes plus hauts que la cathédrale d’Iquique, qui avaient presque tous des troncs si gros qu’il était impossible de les entourer de ses bras, et qu’à côté du parc coulait paisiblement le Río Mapocho et que c’était un bonheur de le voir passer sous les vieux ponts de fer.

Quand il me lut ses notes, je lui dis qu’il me semblait absurde de mentionner ces arbres, car Santiago comptait de nombreux parcs avec des platanes aussi hauts ou plus hauts que ceux-ci et que traiter si poétiquement le Río Mapocho, un faible courant d’eaux fangeuses qui charrie des ordures et des animaux crevés, me paraissait disproportionné.

Tu ne connais pas le nord, c’est pour ça que tu ne comprends pas, répondit Fredy, et il continua à décrire les petits jardins qui conduisent au Cerro Santa Lucía.

Après avoir sursauté au coup de canon qui signale quotidiennement midi à Santiago, nous allâmes boire quelques bières à la Plaza de Armas, car nous avions une de ces énormes soifs que l’on a à vingt ans.

Quelques mois plus tard Fredy me fit découvrir le nord. Son nord. Aride, desséché, mais riche en mémoire et toujours prêt aux miracles. Nous partîmes d’Iquique aux premières lueurs d’un 30 mars et, avant que le soleil (Inti) s’élève au-dessus des montagnes du levant, la vétuste Land Rover d’un ami nous emportait sur la Panaméricaine, droite et longue comme une aiguille interminable.

À dix heures du matin le désert d’Atacama se montrait dans toute sa resplendissante inclémence, et je compris pourquoi la peau des gens d’Atacama semblait prématurément vieillie, creusée de sillons laissés par le soleil et les vents chargés de salpêtre.

Nous visitâmes des villages fantômes aux maisons parfaitement conservées, leurs pièces bien rangées, les tables et les chaises n’attendant que les invités, des théâtres ouvriers et des sièges syndicaux prêts pour la prochaine revendication, et des écoles avec leurs tableaux noirs pour y écrire l’histoire qui expliquerait la mort subite des exploitations de nitrate.

Ici est passé Buenaventura Durruti. Il a dormi dans cette maison. Là il a parlé de la libre association des ouvriers, indique Fredy en me montrant sa propre histoire.

Au crépuscule nous nous arrêtâmes dans un cimetière aux tombes ornées de fleurs en papier desséchées et je crus que c’étaient les célèbres roses d’Atacama. Sur les croix étaient gravés des noms espagnols, aymaras, polonais, italiens, russes, anglais, chinois, serbes, croates, basques, asturiens, juifs, unis par la solitude de la mort et le froid qui s'abat sur le désert dès que le soleil s'enfonce dans le Pacifique.

Fredy prenait des notes dans son carnet, ou vérifiait l’exactitude de celles qu’il avait déjà prises.

Tout près du cimetière nous étendîmes nos sacs de couchage et nous nous mîmes à fumer et à écouter le silence, le murmure tellurique de millions de pierres qui, réchauffées par le soleil, éclatent imperceptiblement sous la violence du changement de température. Je me rappelle que je m’endormis fatigué d’observer les milliers d’étoiles qui illuminaient la nuit du désert, et qu’à l’aube du 31 mars mon ami me secoua pour me réveiller.

Les sacs de couchage étaient trempés. Je demandai s’il avait plu, Fredy répondit que oui, il était tombé une pluie douce et fine comme presque tous les 31 mars à Atacama.

En me redressant je vis que le désert était rouge, d’un rouge vif, couvert de minuscules fleurs couleur de sang.

Les voilà. Les roses du désert, les roses d’Atacama.

Les plants sont toujours là, sous la terre salée. Les gens d’Atacama les ont vues, et les Incas, les conquistadors espagnols, les soldats de la guerre du Pacifique, les ouvriers du nitrate. Elles sont toujours là et fleurissent une fois par an. À midi, le soleil les aura calcinées, dit Fredy en prenant des notes dans son carnet.

Ce fut la dernière fois que je vis mon ami Fredy Taberna. Le 16 septembre 1973, trois jours après le coup d’état militaire fasciste, un peloton de soldats le conduisit en rase campagne aux environs d’Iquique. Il pouvait à peine bouger, ils lui avaient cassé plusieurs côtes et un bras, il ne pouvait presque plus ouvrir les yeux car son visage n’était plus qu’un hématome.

Pour la dernière fois, vous vous déclarez coupable ? demanda un lieutenant du général Arellano Stark, lequel assistait à la scène.

Je me déclare coupable d’être un dirigeant étudiant, d’être un militant socialiste et d’avoir lutté pour défendre le gouvernement constitutionnel, répondit Fredy.

Les militaires l’assassinèrent et enterrèrent son corps dans un endroit secret du désert. Des années plus tard, dans un café de Quito, un autre survivant de l’horreur, CiroValle, me raconta que Fredy reçut les balles en chantant à pleins poumons La Marseillaise socialiste.

Vingt-cinq ans ont passé. Neruda a peut-être raison quand il dit : « Nous, ceux d’alors, nous ne sommes plus les mêmes », mais au nom de mon camarade Fredy Taberna je continue de noter les merveilles du monde dans un carnet à couverture cartonnée."

  Luis SEPULVEDA - Les Roses d'Atacama




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