Le Trochiscanthe nodiflore [TN]

n°801 (2022 - 01)

mardi 4 janvier 2022

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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Je viens de mettre en ligne un calendrier pour

cette nouvelle année 2022.

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(puis imprimer-le sur du papier cartonné)

Les images ci-dessous en constituent les illustrations.

Meilleurs voeux

à toutes et tous.



  Courvières (Haut-Doubs)
Astugue (Hautes-Pyrénées)

Entête

"La plus sûre justification des livres, ce pour quoi ils sont aussi nécessaires que le pain ou l'eau, est cette lumière qu'ils ouvrent dans un  visage. Une fin de jour au Creusot, j'ai vu la vitrine illuminée d'un lavomatique, et une jeune femme, seule sous les néons, lisant un livre pendant qu'une machine tournait. Le génie des gens invente des chapelles là où on n'en veut plus."

Christian BOBIN – La nuit du coeur


JS Bach - Variations Goldberg BWV 988

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Janvier

Deux anges couillus descendus sur terre pour remettre de l’ordre :  dans un vieux film noir et blanc jouent un concerto de Bach. Les deux violonistes jouent si intensément qu’on dirait qu’ils ne jouent pas et ne font plus qu’entendre. Oïstrakh écoute son violon plus fébrilement qu’une mère guette la respiration de son nouveau-né. En smoking, ces deux employés du ciel soulèvent le monde comme on ramasse une pierre qui encombre le chemin, pour la jeter au loin. Leurs mains blanches s’envolent des manches noir corbeau. Menuhin ferme ses paupières sous le poids d’une pensée, lève son aristocratique visage vers le maître du silence tout là-haut dans les cintres. Je vois le bec de cygne de la main, je vois l’archet brutalement rejeté par les cordes qu’il caresse, je sais que Bach est fou, je l’entends, il est fou d’une folie d’angoisse. Sa musique se rue vers Dieu comme un enfant en bas âge se lance d’un coup sur ses jambes novices, misant que la chute arrivera juste au creux des bras de la mère, dans leur demi-cercle accueillant. Et l’enfant poussé par des mains d’angoisse court sur l’abîme, recueilli à temps par les bras maternels du silence

Christian BOBIN – L’Homme-joie

 
JS Bach - Double concerto BWV 1043

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Février

Sans doute ne te reverrai-je jamais. Tu ne m’as pas vu – encore que je n’en sois pas très sûr. Vous les animaux, vous avez une singulière façon de voir – par vos nerfs, par vos muscles, votre dos, autant que par vos yeux. Tu venais d’atterrir de l’autre côté de la vitre, sur l’herbe du pré. Noir sur vert, et cette pâte orangée de ton bec, lumineuse comme une lampe Émile Gallé. Tiens, me suis-je dit en te voyant : du courrier. Un mot du ciel qui n’oublie pas ses égarés. Tu es resté dix secondes devant la fenêtre. C’était plus qu’il n’en fallait. Dieu faisait sa page d’écriture, une goutte d’encre noire tombait sur le pré. Tu étais cette tache noire avec un rien orangé, le grand prêtre de l’insouciance, porteur distrait de la très bonne nouvelle : la vie est à vivre sans crainte puisqu’elle est l’inespérée qui arrive, la très souple que rien ne brise. Dix secondes et tu as filé au ras de l’herbe jusque dans le bois, à l’autre bout de mes yeux. Le passage devant la fenêtre d’un ange en robe noire ne m’aurait pas mieux apaisé

Christian BOBIN– La Grande Vie



JS Bach - Partita n°2 BWV 826

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Mars

"Quand on aime quelqu'un, on a toujours quelque chose à lui dire ou à lui écrire, jusqu'à la fin des temps.
Est-ce qu'un sourire peut changer le cours d'une vie ? Voilà une bonne question. La preuve : elle continue de vivre bien après que l'on y a répondu, que cette réponse soit oui ou qu'elle soit non. Elle se moque de sa réponse. Elle file, vagabonde, musarde, bat des ailes - papillon de la question insoucieux du filet des réponses. Est-ce qu'un sourire, sachant qu'il ne dure jamais qu'un dixième de seconde, est assez solide pour y bâtir sa vie entière, des années et des années ? Pas de réponse, au diable les réponses, au diable les années et les années.

Le vrai bonheur, c'est çà : un visage inconnu, et comment la parole peu à peu l'éclaire, le fait devenir familier, proche, magnifique, pur.

Voir, entendre, aimer. La vie est un cadeau dont je défais les ficelles chaque matin, au réveil. La vie est un trésor dont je découvre le plus beau chaque soir, avant de fermer les paupières : Geai assise au pied du lit, souriante.

Christian BOBIN – Geai



JS Bach - Chromatic fantasy BWV 903a

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Avril

Partons de ce bleu, si vous voulez bien. Partons de ce bleu dans le matin fraîchi d'avril. Il avait la douceur du velours et l'éclat d'une larme. J'aimerais vous écrire une lettre où il n'y aurait que ce bleu. Elle serait semblable à ce papier plié en quatre qui enveloppe les diamants dans le quartier des joailliers à Anvers, ou Rotterdam, un papier blanc comme une chemise de mariage, avec à l'intérieur des grains de sel angéliques, une fortune de Petit Poucet, des diamants comme des larmes de nouveau-né.
[…]
L'étang fleurissait sous le ciel et le ciel se coiffait devant l'étang. L'oiseau aux ailes prophétiques enflammait la forêt. Pendant quelques secondes j'ai réussi à être vivant. J'ai conscience que cette lettre peut vous sembler folle. Elle ne l'est pas. Ce sont plutôt nos volontés qui sont folles. Je veux ici parler simplement de ce qu'on appelle une "belle journée", un "ciel bleu". Ces expressions désignent un mystère. Un couteau de lumière dont la lame fraîche nous ouvre le coeur. Nous sommes enfouis sous des milliers d'étoiles. Et parfois nous nous en apercevons, nous remuons la tête, oh juste quelques secondes. C'est ce que nous appelons du "beau temps"...

Christian BOBIN – L’Homme-joie

JS Bach - Concerto en ré mineur BWV 974

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Mai

Ensuite plus rien n'arrive, que des disques avec le nom dessus. Un prénom vif et sec comme l'attaque d'une sonate – Glenn. Un nom plus sourd, la vibration maintenue du nom comme dans les profondeurs d'un adagio – Gould. Glenn Gould, renard des neiges, marmotte des sons. Il joue Bach, et encore Bach, et surtout Bach. Il pourrait à vrai dire jouer n'importe quoi : le charme serait toujours le même, la grâce d'un prince adolescent, le charme d'un départ sur la pointe des notes. Quand on parle, on campe dans sa parole. Quand on se tait, on campe dans son silence. Quand on joue de la musique, on lève le camp, on replie sa tente et on s'éloigne dans le chant faible, délivré de la corvée de dire et de taire. On s'éloigne comme un jeune homme s'éloigne – sans savoir vers quoi, car sinon ce ne serait pas s'éloigner. Dans la musique on est comme dans l'amour : engagé sur le sentier de la vie faible. On va du point A au point B, d'une lumière à une autre. On est entre les deux, trébuchant dans le noir. Vivant d'incertitude et souriant d'hésitation, attentif à ce mouvement en nous de la vie frêle, oublieux du reste...

Christian BOBIN – L’Homme-joie



JS Bach - Sonate n°5 BWV 1018 adagio

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Juin

Jusqu'ici, sa gaieté pouvait passer pour le privilège d'une jeunesse dorée, sûre de son avenir parce que maîtresse du monde. Or voici que cette humeur se maintient et s'accroît dans le noir d'une prison, loin des siens.

C'est donc que cette joie venait d'ailleurs, de bien plus loin qu'une simple ivresse du monde. Il est dans cette prison comme Jonas dans le ventre de la baleine : plus rien de clair ne lui parvient. Alors il chante.

Alors il trouve dans son chant plus qu'une lumière et plus qu'un monde : sa vraie maison, sa vraie nature et son vrai lieu.

Christian BOBIN - Le Très-Bas


JS Bach - Fantasy (and fugue) BWV 906

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Juillet

Je crois qu’habiter poétiquement le monde, c’est l’habiter aussi et d’abord en contemplatif. Contempler est une manière de prendre soin. C’est casser tout ce qui en nous ressemble à une avidité, mais aussi à une attente ou un projet. Regarder et s’émouvoir de l’absence de différence entre ce qui est en face et nous. J’ai là sous les yeux, dans cette forêt, quelque chose qui est beaucoup plus riche que tout ce qu’un musée ne pourra jamais s’offrir. Dans l’ordre, un peu de mousse, un peu plus loin des ronces, une fougère que le soleil traverse comme un vitrail. Cette fougère est sainte par sa mortalité, par sa fragilité, par le fait qu’elle va connaître le dépérissement. Que faire de mieux que de saluer ceux qui sont dans le passage avec nous ? Ce serait beau de bâtir toute une conversation autour de cette fougère… Le monde est rempli de visions qui attendent des yeux. Les présences sont là, mais ce qui manque ce sont nos yeux. Qui la voit cette petite fougère prise dans une branche épineuse ? Le vent la connaît, le vent lui parle...

Christian BOBIN – Le Plâtrier siffleur

JS Bach - Prélude BWV 847

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Août

Dans le moulin de ma solitude, vous entriez comme l'aurore,

vous avanciez comme le feu.

Vous alliez dans mon âme comme un fleuve en crue.

Et vos rives inondaient toutes mes terres.

Quand je rentrais en moi, je n'y retrouverais rien :

là où tout était sombre, un grand soleil tournait.

Là où tout était mort, une petite source dansait.

Une femme si menue qui prenait tant de place :

je n'en revenais pas.

Il n'y a pas de connaissance en-dehors de l'Amour.

Il n'y a dans l'amour que de l'inconnaissable.

Christian BOBIN – Une petite robe de fête


JS Bach - Invention n°8 BWV 779

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Septembre

Je me souviens de vous, archanges des roseaux, pâles ailes des tilleuls, nuages convalescents, je me souviens très bien de vos ombres sur le livre oublié dans les herbes : longues promenades du bord de l'eau, et chaque seconde passait comme passe l'amoureuse, éternelle et riante, recueillant dans son tablier la blondeur d'une étoile.

J'entends vos voix de plume, j'entends vos voix de rien, et cette douceur convaincante,

" pourquoi lire, puisque tout est là ? "

Christian BOBIN - Le colporteur


JS Bach - Contrepoint n° 9 BWV 1080

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Octobre

D'ailleurs c'est à ça qu'il devrait servir, l'art, sinon c'est inutile, du temps gâché : ouvrir notre regard sur ce qui est, sans exclusive. Fleurir notre sang. Les peintres passent des heures, passent des siècles à dessiner deux roses dans un vase, un fruit taché sur une nappe. Ils se mettent au service de plus humble, du rien des choses, de la rougeur d'une étoffe, du tremblé d'un visage. Quand on a bien appris la leçon des peintres - mais je pourrais dire la même chose des écrivains ou des musiciens – on peut aller partout trouver sa nourriture. On voit qu'il n'y a pas l'abondance d'un côté et la pauvreté de l'autre. pas l'art, la noblesse, la grandeur d'un côté, et l'insignifiance, le trivial, le quotidien de l'autre. On voit que le quotidien est l'abondance…

Christian BOBIN – La merveille et l’obscur



JS Bach - Concerto en ré mineur BWV 1052

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Novembre

Ce matin, j’ai traversé un pré et je me suis arrêté sous un chêne. La nature était devenue une phrase parfaite, un morceau d’un poème très pur, extrêmement simple et qui m’a fait tout oublier. Les fragments de cette phrase étaient composés de l’arbre, des mouvements de ses feuilles, balancées très élégamment, sans fureur, par une brise légère. Il y avait aussi une lumière qui lançait ses javelots dans l’herbe, et une ombre très douce dans laquelle je me tenais. Un sentiment m’est entré dans le cœur : il n’y a rien d’autre à faire dans cette vie que d’y être parfaitement présent. Quelque chose d’adorable essaie de nous parler à chaque instant. Cette expérience a duré cinq secondes et elle était infinie. Je me rappelle d’avoir souri de ma misère d’homme, de n’être que de celui que je suis...

Christian BOBIN – entretiens



JS Bach - Toccata en do mineur BWV 911

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Décembre

« J’ai aimé un rouge-gorge. Il me dévisageait, ses petites pattes solidement plantées sur une branche d’arbre. Un dieu moqueur brillait dans ses yeux, semblant me dire :

- Pourquoi cherches-tu à faire quelque chose de ta vie ? Elle est si belle quand elle ne fait qu’aller, insoucieuse des raisons, des projets et des idées.

Je n’ai pas su lui répondre. »

Christian BOBIN - Ressusciter


JS Bach - Italian concerto en fa majeur BWV 971

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Les sauterelles électroniques se sont abattues sur l'Egypte de l'âme. Elles dévorent tout. Quand dans le train je vois un homme ou une femme lire un livre, j'ai sur eux le regard qu'avait un résistant de la dernière guerre, découvrant - dans la fierté d'un regard, la douleur d'un sourire - un frère ou une sœur d'armes.

Christian BOBIN – La Nuit du Coeur

Bonus
(pour la carte de voeux !)


Vous voyez le monde. Vous le voyez comme moi. Ce n’est qu’un champ de bataille. Des cavaliers noirs partout. Un bruit d’épées au fond des âmes.
Eh bien, ça n’a aucune importance. Je suis passé devant un étang. Il était couvert de lentilles d’eau - ça oui, c’était important.
Nous massacrons toute la douceur de la vie et elle revient encore plus abondante.
La guerre n’a rien d’énigmatique, mais l’oiseau que j’ai vu s’enfuir dans le sous-bois, volant entre les troncs serrés, m’a ébloui.
J’essaie de vous dire une chose si petite que je crains de la blesser en la disant. Il y a des papillons dont on ne peut effleurer les ailes sans qu’elles cassent comme du verre.
L’oiseau allait entre les arbres comme un serviteur glissant entre les colonnes d’un palais. Il ne faisait aucun bruit. Il était aussi simplement vêtu d’or qu’un poème.
Voici, je me rapproche de ce que je voulais vous dire, de ce presque rien que j’ai vu aujourd’hui et qui a ouvert toutes les portes de la mort : il y a une vie qui ne s’arrête jamais. Elle est impossible à saisir. Elle fuit devant nous comme l’oiseau entre les piliers qui sont dans notre cœur.
Nous ne sommes que rarement à la hauteur de cette vie.
Elle ne s’en soucie pas. Elle ne cesse pas une seconde de combler de ses bienfaits les assassins que nous sommes…

Christian BOBIN – L’Homme-joie


JS Bach - Ouverture de la Suite française BWV 831

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