Le Trochiscanthe nodiflore [TN]

n°698 (2019 - 49)

mardi 24 décembre 2019

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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Je viens de mettre en ligne un calendrier pour
cette nouvelle année 2020.

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(puis imprimer-le sur du papier cartonné)

Les images ci-dessous en constituent les illustrations.

Bonnes fêtes de Noël

à toutes et tous.



Trois images...

Courvières, La Rivière-Drugeon, La Cluse et Mijoux
(Haut-Doubs)
Astugue (Hautes-Pyrénées)

Entête

"La vérité, c'est qu'il existe une vaste zone d'échange sentimentaux avec la Nature, et non seulement les êtres vivants, mais aussi les objets inanimés. Ces échanges supposent à quelque degrés l'intervention d'une énergie nommée, pour simplifier, « amour », qui charpente l'univers, et se révèle dans un jeu très mystérieux d'appels et de réponses, où le don répond au don qui le suscite à son tour..."

Tous les textes sont extraits de

 L'Oeil émerveillé ou la nature comme spectacle de SAMIVEL


 
  Joseph HAYDN -
L'Oratorio de la Création
(ouverture)

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Janvier

"Neige. NEIGE. Il existe à coup sûr une alchimie des mots, une incantation du verbe. Celui-ci paraît tirer ses pouvoirs à la fois de l'architecture de la lettre et de la valeur des sons. Ne voit-on pas sur la pente de cet N la lente glissée des flocons qui s'effondrent ensuite dans la grisaille b(eige) de l'EIGE, pour se perdre enfin dans les brumes indécises de la muette finale ? Et s'il est tourné autrement, on rencontre encore cet N qui dit : non, avec une obstination souriante, comme une porte close dont il faut découvrir la clé. Puis au-delà tout s'élargit dans les déserts lumineux et l'on aborde une autre planète. Les impressions se fondent sur de telles nuances, et pour finir les destins en sont modifiés..."

  Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(Jour I et II, version en anglais)

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Février

"En fait une bonne partie de l'univers et non la moindre ne connaissait jusqu'à présent qu'un nombre infime de visiteurs. La seconde moitié de la coque, nous la foulions d'ordinaire sans lui accorder un regard, sauf en ce qui concerne les fleurs (à arracher), et les papillons (à clouer dans une boîte). Pourtant elle était aussi importante pour tout observateur impartial, aussi réelle que la super-étoile géante Epsilon Aurigae – trente mille millions de fois plus grosse que le Soleil, ou le mont Everest, ou la fosse des Tonga. Vingt-cinq mètres carrés d'une prairie banale, quelque part en France ou bien ailleurs, un ruisseau, une roche, une mare parmi des millions d'autres, et nous étions en plein inconnu. Cette micro-géographie, loin de rétrécir la surface du globe, l'étirait démesurément. Là gisaient encore des mystères et des aventures, au sens élevé du terme, plus nombreuses que les soleils. Là naissaient, combattaient, fécondaient, mouraient des myriades dont les formes, les moeurs, les civilisations présentaient autant de sujets d'étonnement, d'admiration, ou d'étude. Là subsistaient enfin, presque intacts, tels décors partout effacés depuis des millions d'années, l'humus des expériences mortes, peut-être les secrets de l'avenir et les indices de notre propre destin..."
  Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(Jour III)

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Mars

"Les spectacles de la nature, pour être perçus, savourés, exigent le recueillement et le silence, conditions presque toujours incompatibles avec la présence d’une foule. Ils doivent encore être approchés, conquis par un effort personnel : la vrai manière de payer son billet, féconde et mémorable. Ce sont là des vérités premières, mais comme elles heurtent les mythologies en cours, celles de la quantité, du gain, de la facilité, les importuns qui les rappellent doivent s’attendre à être traités d’égoïstes, d’égocentriques, d’asociaux ou pire. Ils sont en réalité les seuls qui se préoccupent de préserver un trésor collectif, essentiel, les sources antiques de toute joie de vivre, de tout potentiel créateur. Si la pureté de ces ondes est ternie, le meilleur de l’homme périra..."


Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(Jour III et IV)

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Avril

"Le bleuissement général du décor s'accompagnait d'une brillance singulière et, bien que tout fût encore dans l'ombre, on songeait à l'éclat diffusé par un diamant de belle eau. S'agissait-il d'une illusion née du contraste avec les ténèbres précédentes ? N'importe. Mais c'est au point culminant de cette apparence que une distance inévaluable s'élargissait une lacune luminescente, une aura. D'abord sorte de palpitation, simple suggestion de rose, l'éclosion d'une teinte oubliée. Puis la brume fondait avec le givre, s'effilochait, et l'on apercevait très haut, dans un halo d'azur, une silhouette qui rappelait les châteaux de la Table ronde, en fait une tour rocheuse cernée par les projecteurs de l'aurore, et qui se révélerait peut-être un détail insignifiant du paysage. Mais de cet angle, à cette heure, dans cette gloire, c'était l'image d'une nudité fragile et rayonnante, un épanouissement tellurique, la Terre émergeant du chaos, suscitée par le dieu de Michel-Ange..."

Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(Jour V)

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Mai

"Vertus majeures des étendues désertiques, l'espace et le silence ont d'ailleurs partie liée. Ils mettent le visiteur en état de grâce, et le monde que chacun porte en soi, avec un soleil secret et des astres satellites, cesse de tourner en vase clos pour s'élargir à d'autres dimensions, résonner à d'autres ondes, s'ouvrir à d'autres feux. Tout y entraîne par le jeu de sensations convergentes, inhabituelles. L'aridité du paysage a d'abord coupé court aux spéculations utilitaires, tandis que sa minéralisation progressive, l'alchimie par laquelle les lignes, les volumes, les couleurs n'ont cessé de se simplifier, s'épurer dans les creusets de l'absence et de la lumière, hausse naturellement la pensée à un niveau où s'effacent les intérêts et les destins individuels, où les siècles battent les secondes, où émergent des questions antiques, lancinantes, à propos des trajectoires de la vie, de sa finalité. Alors chaque rocher devient un sphinx veillant sur une énigme, et le passant, même à la cervelle engourdie faute d'usage, ressent la présence des grandeurs incommensurables, et plane à la cime de son être..."


Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(Jour V, suite)

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Juin

"En cette fin morose de la plus destructrice des époques, peu de gens, sauf les baleiniers – mais ceux-là ne songent qu'à tuer – auront eu la chance de voir défiler à courte distance, dans la plénitude de ses forces et superbement disponible, l'un des plus grands animaux du monde. Et grâce à cette présence fabuleuse, le monde lui-même suscitant un acteur à son échelle, se haussait à d'autres dimensions. Des siècles d'immobilité se déployaient brusquement, et le granit se mouvait, nageait, respirait ! Je revois à présent l'océan rebroussé par la proue de ce Nautilus de chair, la colline ruisselante de son corps, les arcs-boutants pacifiques... J'entends les sifflements de l'écume, le halètement vaste et régulier de la machine respiratoire. Je ressens une nouvelle fois, profondément, le choc d'un tel spectacle, l'impression de puissance, de souplesse, de confiance, qui naissait des évolutions de cet être parfaitement adapté à son propre milieu, né de la mer, modelé par elle, en exprimant si naturellement la vie frémissante et l'immensité, car l'Esprit des solitudes animait aussi la grande et innocente créature. Je sais que durant quelques secondes, au fond d'une crique perdue du Groenland sud, j'ai presque atteint les sources de la pure beauté, inséparable d'un sentiment plus large de fraternité cosmique ; que depuis cette rencontre rien n'a été tout à fait pareil, et que par la suite il m'a fallu dater secrètement les choses d'avant ou après cette baleine..."

Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(Jour VI)

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Juillet

"On ne s'étonnera donc guère que de milliers de visages rencontrés, croisés au cours d'une vie, il arrive que tout souvenir peu à peu se dilue, s'efface, sauf les yeux, sauf certains regards. Ils continuent à veiller, à scintiller, dans un crépuscule indistinct. J'ai souvent pour ma part erré en mémoire, en pensée, parmi ces globes, ces orbites, ces astres jumeaux qui, pour la variété, le mystère et la splendeur, ne le cèdent en rien à d'autres feux, à d'autres mondes. Au vif, l'oeil n'est que mouvance, et cette mouvance perpétuelle, condition d'ailleurs de son fonctionnement... une sphère frémissante, fluente, traversée d'ondes, de risées, de marées, de reflets, à l'image semble-t-il d'un autre océan, contenu dans la caverne du crâne. L'intuition l'a décrit comme « miroir de l'âme » - non pas l'émetteur d'une information unique, mais l'un des pôles d'un système d'échanges – bien avant que les explorateurs de ce nouveau labyrinthe n'en soient venus à soupçonner qu'il pouvait aussi s'agir d'un miroir du corps, dont les troubles ou les structures profondes viendraient s'inscrire à la surface de l'iris, sous forme de réseaux, de lacunes, de taches, et d'autres hiéroglyphes plus ou moins déchiffrables..."

Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(Jour VI, suite)

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Août

"Au fond, ce que je tente de suggérer, c'est une méthode de joie. Pour qui sait voir, et tout est là en l'occurence, le monde des formes, des reliefs, des couleurs, de la vie, demeure une source intarissable d'émerveillement. Les vieux mythes décrivent des paradis perdus, et ne manquent jamais de préciser qu'ils le furent par une faute, une distorsion de la conscience, une erreur d'attitude. Il suffit peut-être de la rectifier pour que chacun d'entre nous retrouve sa Toison d'or. En fait, la résurgence procède d'un certain regard sur les choses ; très neuf ou très ancien, comme on voudra. Alors certaines voiles se déchirent et l'on fait une bizarre découverte : au niveau des éblouissement désintéréssés, le paradis terrestre, c'est tout simplement notre terre, notre admirable planète, le grand jardin des hommes, l'aîné des héritages, que des malfaiteurs publics s'appliquent à dilapider. Et s'ils se livrent sans complexe à leur vilaine besogne, c'est d'abord parce qu'ils ont cessé de percevoir la beauté du monde, que les ponts sont coupés, qu'eux-mêmes sont devenus littéralement des aveugles, ce genre d'aveugles que les dieux veulent perdre..."

Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(Jour VI, suite II,
duo Adam et Eve)

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Septembre

"Il est souvent question de l'âge de la pierre, mais rarement de l'âge de l'arbre, celui où de faibles communautés demeuraient soumises aux rythmes des saisons, où les êtres remuant et les êtres immobiles, vivant côte à côte, buvant aux mêmes sources, plongeant leurs racines dans le même humus, ne paraissaient pas d'essence différente. Les légendes ont transmis la tradition. Elles sont pleines de bras chargés de feuilles, de ramées qui marchent, de branches saignant sous la hache du bûcheron. C'est cette forêt-là dans laquelle je pénètre quand je pénètre dans n'importe quelle forêt.

Elle est magique. Elles sont toutes magiques. La réalité y demeure élusive, ambiguë, et leurs perspectives varient avec l'heure, la lumière, le vent, les mois. Beaucoup d'évènements s'y sont déroulés, de la grande ou de la petite chronique. Elles ont aussi vu passer les cortèges d'Obéron et de Merlin, les cavaleries de la Table Ronde, les chasses sauvages, la cour du Duc, les amoureuses du Songe. Elles recélaient alors des fontaines-fées, des châteaux, des lacs, à peine entrevus sitôt embrumés, annulés. Et de toutes ces aventures, les vécues et les rêvées, il semble qu'elles aient gardé quelque trace, comme si le cycle ininterrompu des sèves avait entraîné dans sa course des échos et des reflets..."

Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(duo, suite)

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Octobre

"Sur ce lac magique flottaient ici et là quelques nefs, de faibles dimensions, comparées aux mastodontes des jours précédents, mais faites de glaces pure, sans un gravier, sans une bulle d'air, exactement semblables aux éclats de cristal qui restent au fond des cuves après la coulée, c'est-à-dire d'une transparence idéale. Ces volumes, cernés d'un trait incisif à la Dürer, témoignaient à la fois d'une présence imposante et d'une fluide immatérialité. La lumière glissant du zénith, grise, perlée, ne projetait aucune ombre et ne stimulait aucune teinte. Les radiations qu'elle diffusait, au lieu de frapper les surfaces, paraissaient sourdre des objets eux-mêmes, leur conférer une douce phosphorescence. Les couleurs étaient presque absentes, seulement esquissées, mais ce monochromatisme comportait des variations, des nuances infinies, subtiles. Malgré une extrême économie de moyens, ou plutôt à cause d'elle, le décor faisait naître une impression d'accomplissement total, de plénitude, comme certaines peintures de l'absence où les Extrême-Orientaux ont excellé..."

Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création

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Novembre

"J'ai fini par le comprendre : malgré les apparences, le merveilleux jardin d'autrefois ne s'est jamais perdu et, loin de l'abandonner dans le passé comme d'autres épisodes révolus, je n'ai cessé de le parcourir car il n'a jamais cessé d'élargir ses frontières, contenant d'avance les mers, les jungles, les cimes, les déserts, tout ce que je croyais découvrir par la suite, ailleurs et loin..."

Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(air final)

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Décembre

"Ici, je fus distrait par la faute de la pie. Cette commère, sans doute enhardie par mon immobilité, venait de franchir le Rubicon, et voletant lourdement s'était posée sur une souche, à moins de trois mètres, presque à portée de bâton. Là, piquée sur deux pattes en fil de fer, la tête un peu de côté, secouée par intervalles d'un déclic qui lui faisait hocher la queue à la monde inquiétant des automates, elle coulait vers moi un regard à la fois avide et soupçonneux. Un objet devait l'attirer, peut-être le verre des lunettes ?

Transformé en statue de sel, j'eus loisir d'examiner le bel habit bleu, la cravate, le plastron de cet oiseau mécanique, et aussi la bille cerclée de jaune qui lui servait d'oeil. Puis j'en revins à mes ruminations... Oui, il avait dû se passer quelque chose, mais quoi ? Le sais-tu, Pie ?... Sur ce, la dame s'envola avec bruit, et d'un buisson à quelque distance m'exprima son opinion sur les bipèdes en général et ma personne en particulier. Elle était défavorable..."

Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(intégralité de l'oeuvre, version en anglais)

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Bonus
(pour la carte de voeux !)

"La pièce débuta par l'apparition en plein ciel d'efflorescences blanchâtres, aux contours flous, semés ici et là comme des reflets dans le sous-bois par une nuit de lune. Mais elles naissaient, se déformaient et s'effaçaient avec lenteur en différentes zones du firmament. Les premières étaient peu nombreuses. Ensuite elles se multiplient. Ces pâles, hésitantes formations paraissaient refléter les premières tentatives d'organisation de la matière, telles qu'elles s'accomplirent en des temps fabuleux, ou bien les mouvements des protoplasmes et des nébuleuses.

Ensuite les figures de l'étrange ballet prirent une certaine consistance, s'ordonnèrent. Des polarités, des attractions se manifestaient. Par exemple on voyait se développer en quelque point de l'espace l'une de ces fluorescences, et l'analogue surgissait dans une autre direction. Puis elles proliféraient jusqu'au contact et se résorbaient. Des arches se tendirent ainsi plusieur fois d'un bord à l'autre du ciel, et s'effondrèrent. Mais à chacune de ces tentatives, les figures croissaient en netteté, en luminosité, et les durées s'allongeaient. Enfin ces préludes s'achevèrent et le météore se déploya avec solennité. De larges faisceaux churent du ciel vers la terre, tombant de sources incommensurables et progressant à vue d'oeil, comme une cascade, comme une avalanche au ralenti. A l'instant, des fusées s'élancèrent dans les intervalles et formèrent les plis d'un rideau de théâtre ondulant sous un vent magique. A l'horizon du fjord, le sillage des méduses rejoignait presque la base de ces colonnes de lumière, et les mêmes phosphorescences roses et verdâtres coloraient le ciel et l'eau."

SAMIVEL - L'Oeil émerveillé ou la nature comme spectacle


Joseph HAYDN - L'Oratorio de la Création
(intégralité de l'oeuvre, version en allemand)

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Suggestion de lecture
:

"3

46° de latitude nord

La matinée du 8 février 1945 était glaciale à Yalta, comme dans le reste de la péninsule de Crimée et les vastes étendues d'Ukraine, où les températures refusaient de dépasser les moins quatre degrés, mais Miguel Ortuzar – Micha, comme l'appelaient les fonctionnaires soviétiques – refusa la tasse de thé que lui offrait son assistant et se lança dans la préparation du menu.

Selon le désir exprès de Staline, le banquet devait s'ouvrir par du caviar, suivi d'un plat d'esturgeon en gelée et d'un rôti de chèvre sauvage des steppes. Les Anglais de Churchill désiraient eux aussi commencer par du caviar – pas un ne faisait la fine bouche – et poursuivre par du boeuf à l'étouffée accompagné de macaronis. Ceux qui refusaient ne serait-ce que de sentir l'odeur du caviar, c'étaient les Yankees de Roosevelt, qui comme tous les jours exigeaient soit un poisson blanc au champagne, soit du poulet frit avec salade et crudités.

Constatant avec satisfaction qu'il disposait d'ingrédients de qualité, acheminés dans des caisses étiquetées « Yalta 208 », Micha décida d'ajouter au menu quelques brochettes d'agneau, ainsi que des cailles en escabèche.

Pendant que l'aide-cuisinier se chargeait de plumer les cailles, Micha inspecta minutieusement le trésor dont il avait la garde, notant toutes les sorties dans l'inventaire. Les Anglais, qui résidaient au palais de Livadia, face à la mer Noire, avaient apporté 144 bouteilles de whisky, 144 bouteilles de gin, 144 bouteilles de sherry, 100 kilos de thé, 100 kilos de bacon, 100 rouleaux de papier hygiénique, 2 500 serviettes en papier, 350 jeux de vaisselle et de couverts, 500 cigares Robert Burns destinés à Churchill, Staline et aux membres du haut commandement, et les 1 000 boites d'allumettes qui allaient avec. Les Américains avaient fourni 1 000 bouteilles de vin du Rhin, 1 500 bouteilles de whisky Johnie Walker et King George, 2 000 boîtes de corned-beef, 1 000 kilos de café et 1 000 bocaux de sauce barbecue. L'inventaire s'était enfin enrichi de l'apport personnel de l'ambassadeur d'Angleterre à Moscou : une douzaine de bouteilles de Château Margaux 1928 et 500 bouteilles de whisky supplémentaires, de différentes marques, car Winston Churchill lui avait donné l'ordre de ne pas lésiner sur ce point, en précisant : « Le whisky est efficace contre le typhus et mortel pour les poux. » La vodka, le caviar et le champagne de Crimée étaient offerts par le pays d'accueil.

La mission de Micha consistait à nourrir Joseph Staline, Winston Churchill, Teddy Roosevelt et les 700 hauts fonctionnaires, traducteurs et autres projectionnistes de cinéma qui composaient leurs suites respectives. Il avait sous ses ordres des cuisiniers et aides-cuisiniers russes, anglais, américains, et tous se demandaient qui pouvaient bien être cet homme à la chevelure noire gominée, capable de communiquer en russe et en anglais avec la même aisance, respecté et même craint de tous, y compris les officiers du NKVD – le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures -, parce qu'il était le chef personnel de Staline.

Le dossier du NKVD sur Miguel Ortuzar était plein de trous. A la rubrique « Nationalité », il était indiqué que l'homme était chilien, et, dans la case « Informations non vérifiées », qu'il était apparemment arrivé à Lisbonne en mars 1936 pour suivre une femme, une chanteuse portant le nom de Maria Marta Esther Aldunate, artiste célèbre dans l'Allemagne nazie, où elle avait joué dans quelques films avec la bénédiction du ministre de la Propagande, Joseph Goebbels, et était devenue très populaire sous le pseudonyme de Rosita Serrano.

Le rapport précisait ensuite que, durant son séjour à Lisbonne, il avait travaillé comme cuisinier à l'hôtel Vitoria, emploi qu'il avait abandonné en avril de la même année pour rejoindre Madrid, sans entrer en contact avec aucun camarade connu du Front populaire espagnol, et qu'il avait alors été embauché par le restaurant de l'hôtel Florida, au numero 2 de la Plaza del Callao. Là, il avait eu des contacts avérés avec les journalistes américains Ernest Hemingway et John Dos Passos, et avec le cinéastre néerlandais Joris Ivens, qu'il avait aidé pendant le tournage de son film Terre d'Espagne. La rubrique « Opinions » mentionnait une sympathie pour la cause républicaine, mais il n'était inscrit comme militant dans aucun organe politique.

En juillet 1936, selon ce même dossier du NKVD, il s'était lié d'amitié avec Michaïl Kolstov, correspondant de la Pravda. Prévenu du cosmopolitisme suspect d'Ortuzar, le camarade Kolstov présentait celui-ci, dans les rapports transmis à Moscou, comme un « artiste de la gastronomie » qui ne cachait pas sa sympathie pour l'Union soviétique. Le dernier rapport du camarade Kolstov signalait qu'il lui avait enseigné la langue russe, et qu'Ortuzar la parlait avec une certaine aisance.

A la demande du camarade Kolstov, le NKVD avait remis en janvier 1939 un sauf-conduit à Ortuzar, et tous les moyens nécessaires pour se rendre à Moscou, où on lui avait confié le poste de premier cuisinier au club ouvrier Roussokov.

Le 1er septembre 1939, le camarade Joseph Staline, Premier secrétaire du Conseil des ministres de l'Union soviétique et Secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique, s'était rendu au club ouvrier Roussakov, avait dîné à la cantine et aussitôt donné l'ordre d'octroyer la nationalité soviétique à Ortuzar et de le faire transférer au Kremlin ; Le dîner avait été interrompu par l'annonce de l'offensive allemande en Pologne et, à compter de ce jour, Ortuzar avait exercé les fonctions de cuisinier personnel du camarade Staline..."


Luis SEPULVEDA - La Fin de l'Histoire


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