Le Trochiscanthe nodiflore [TN]

n°694 (2019-46)

mardi 26 novembre 2019

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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JS Bach - Concerto pour violon en mi majeur BWV 1042
Yehudi Menuhin

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Pie, Rougegorge, Pinson et Souris

Courvières (Haut-Doubs)
octobre et novembre 2019



Pie
Courvières (Haut-Doubs)
dimanche 13 octobre 2019


Courvières (Haut-Doubs)
dimanche 13 octobre 2019


Courvières (Haut-Doubs)
dimanche 13 octobre 2019

<image recadrée>

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Courvières (Haut-Doubs)
dimanche 13 octobre 2019

Souris domestique
Courvières (Haut-Doubs), dans ma véranda

samedi 19 octobre 2019

Elle vient manger les graines que j'entrepose pour les oiseaux...
Courvières (Haut-Doubs)

dimanche 20 octobre 2019

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Courvières (Haut-Doubs)
dimanche 20 octobre 2019

Courvières (Haut-Doubs)
dimanche 20 octobre 2019

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Pinson des arbres mâle
Courvières (Haut-Doubs)

dimanche 20 octobre 2019

Courvières (Haut-Doubs)
dimanche 20 octobre 2019

Rougegorge familier,
il s'est cogné en rentrant dans ma véranda...
il reprend ses esprits !
Courvières (Haut-Doubs)

mardi 22 octobre 2019


Courvières (Haut-Doubs)
mardi 22 octobre 2019
<image recadrée>

Courvières (Haut-Doubs)
lundi 11 novembre 2019


Courvières (Haut-Doubs)
lundi 11 novembre 2019
<image recadrée>

Courvières (Haut-Doubs)
lundi 11 novembre 2019

Courvières (Haut-Doubs)
dimanche 24 novembre 2019

<image recadrée>

Courvières (Haut-Doubs)
dimanche 24 novembre 2019




Suggestion de lecture :

"C'était une grande surprise pour moi d'être aveugle. Car cela ne ressemblait à rien de ce que je pouvais imaginer. Cela ne ressemblait pas davantage à ce que les gens autour de moi semblaient penser que c'était. On me disait qu'être aveugle, cela consistait à ne pas voir. Je ne pouvais pas croire les gens, car moi je voyais.

Pas tout de suite, c'est vrai. Pas dans les jours qui ont suivi immédiatement l'opération. Car alors je voulais encore me servir de mes yeux. J'allai dans leur direction. Je cherchais dans le sens où, avant l'accident, j'avais l'habitude de voir. Et cela faisait une peine, un manque, quelque chose comme un vide. Cela me donnait ce que les grandes personnes appellent le désespoir, je suppose.

Enfin, un jour (et ce jour vint très vite), je m'aperçus que je regardais mal, tout simplement. Je faisais à peu près l'erreur qu'une personne qui changeait de lunette ferait si elle ne s'habituait pas à accommoder d'une façon nouvelle.Au fond, je regardais trop loin, et je regardais trop vers l'extérieur.

Ce fut beaucoup plus qu'une découverte : ce fut une révélation. Je me revois encore dans le Champ-de-Mars où, quelques jours après mon accident, mon père m'avait emmené en promenade. Je connaissais bien ce jardin. Je connaissais ses bassins, se grilles, ses chaises de fer. Je connaissais même en personne quelques-uns de ses arbres. Et bien sûr c'étaient eux que je voulais revoir, et que je ne voyais plus. Je crus un instant le monde perdu. Je jetai mes yeux en avant comme des mains, dans le vide. Rien ne s'approchait plus, rien ne s'éloignait plus de moi. Les distances exténuées se chevauchaient ; elles ne jalonnaient plus l'espace de leurs petits rayons clignotants. Tout semblait épuisé, éteint, et je fut pris de peur. Je me jetais en avant dans une substance qui était l'espace, mais que je ne reconnaissais pas car rien d'accoutumé ne l'emplissait plus.

C'est alors qu'un instinct (j'allais presque dire : une main se posant sur moi) m'a fait changer de direction. Je me suis mis à regarder de plus près. Non pas plus près des choses mais plus près de moi. A regarder de l'intérieur, vers l'intérieur, au lieu de m'obstiner à suivre le mouvement de la vue physique vers le dehors. Cessant de mendier aux passants le soleil, je me retournai d'un coup et je le vis de nouveau : il éclatait là dans ma tête, dans ma poitrine, paisible, fidèle. Il avait gardé intacte sa flamme joyeuse : montant de moi, sa chaleur venait battre contre mon front. Je le reconnus, soudain amusé, je le cherchais au-dehors quand il m'attendait chez moi.

Il était là. Mais il n'était pas seul. Les maisons et leurs petits personnages l 'avaient suivi. Je vis aussi la tour Eiffel et ses pattes tendues du haut du ciel, l'eau de la Seine et ses traînées d'ombres brillantes, les petits ânes que j'aimais sous leurs housses, mes jouets, les boucles des filles, les chemins de mes souvenirs... Tout était là, venu je ne savais d'où. On ne m'avait rien dit de ce rendez-vous de l'univers chez moi ! Je tombais, ravi, au milieu d'une conversation surprenante. Je vis la bonté de Dieu et que jamais rien, sur son ordre, ne nous quitte.

La substance de l'univers s'était condensée à nouveau, s'était redessinée et repeuplée. J'ai vu un rayonnement partir d'un lieu dont je n'avais aucune idée, qui pouvait être aussi bien hors de moi qu'en moi. Mais un rayonnement ou, pour être plus exact, une lumière, la Lumière.

C'était une évidence : la lumière était là.

Je me mis à éprouver un soulagement indicible, un contentement si grand que j'en riais. Le tout accompagné de confiance et de gratitude comme le serait une prière exaucée.

Je découvrais dans le même instant la lumière et la joie. Et je puis dire sans hésiter que lumière et joie ne sont jamais plus séparées dans mon expérience depuis lors. Je les ai eues ensemble, ou je les ai perdues ensemble.

Je voyais la lumière. Je la voyais encore quoique aveugle. Et je le disais. Mais je n'ai as dû le dire avec beaucoup de force pendant des années. Je me souviens que, jusque vers l'âge de quatorze ans, j'ai donné à cette expérience qui recommençait à chaque seconde en moi un nom : je l'appelais « mon secret ». Et je n'en parlais qu'à mes amis les plus intimes. Je ne sais pas s'ils me croyaient, mais ils m'écoutaient, étant mes amis. Et puis ce que je racontais avait pour eux un mérite bien plus grand que celui d'être vrai : celui d'être beau. C'était un rêve, c'était un enchantement, c'était comme une magie.

L'étonnant c'était que pour moi ce n'était pas du tout une magie, mais la chose la plus immédiate : celle que, quoi qu'on fît, je n'aurais pas pu nier, pas plus que ceux qui ont leurs yeux ne peuvent nier qu'ils voient.

Je n'étais pas la lumière : de cela je me rendais bien compte. Je baignais dans la lumière. Elle était un élément dont la cécité m'avait tout à coup rapproché. Je pouvais la sentir naître, se répandre, se poser sur les choses, leur donner forme et se retirer.

Se retirer, oui. Diminuer en tout cas. Car, à aucun moment, il n'y avait le contraire de la lumière. Les voyants parlent toujours de la nuit de la cécité. De leur part, cela est bien naturel. Mais cette nuit-là n'existe pas. A toutes les heures de ma vie consciente – et jusque dans mes rêves – je vivais dans une continuité lumineuse.

Sans les yeux, d'autre part, la lumière était beaucoup plus stable qu'elle ne l'était avec les yeux. Il n'y avait plus ces différences, dont j'avais encore à ce moment le souvenir le plus net, entre les objets éclairés, ceux qui l'étaient moins, ou ceux qui ne l'étaient pas. Je voyais l'univers comme étant tout entier dans la lumière, existant par elle, à cause d'elle.

Les couleurs – toutes les couleurs du prisme – subsistaient elles aussi. C'était pour moi – l'enfant crayonneur et barioleur – une fête si inattendue que je passais de longs temps à jouer avec ces couleurs. D'autant mieux qu'elles étaient plus dociles qu'autrefois.

La lumière faisait ses couleurs sur les choses, et sur les êtres aussi. Mon père, ma mère, les gens croisés ou heurtés dans la rue, tous avaient une présence colorée que je n'avais jamais vue avant de devenir aveugle. Mais qui maintenant s'imposait à moi comme une part d'eux-mêmes aussi inséparable d'eux que pouvait l'être leur visage.

Pourtant les couleurs n'étaient qu'un jeu, tandis que la lumière était ma raison d'être. Je la laissais monter en moi comme le puits laisse monter son eau, et je me réjouissais sans plus finir.

Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. C'était si parfaitement contraire à tout ce que j'entendais dire. Je ne le comprenais pas, mais cela m'était bien égal, car je le vivais. Et, pendant des années, je n'ai pas essayé de savoir pourquoi ces choses se passaient en moi. Je n'ai fait cette tentative que beaucoup plus tard, et il n'est pas encore temps de la dire.

Une lumière pareille, si continue et si intense, cela dépassait tellement ma raison qu'il m'arrivait d'avoir des doutes sur elle. Si elle n'était pas réelle ! Si je l'avais seulement imaginée ! Peut-être alors suffirait-il d'imaginer le contraire, ou simplement autre chose, pour que d'un seul coup elle s'en allât. Aussi eus-je l'idée de la mettre à l'épreuve, et même de lui résister.

Le soir, dans mon lit, quand j'étais bien seul, je fermais les yeux. J'abaissais mes paupières, comme je l'aurais fait autrefois, du temps qu'elles couvraient mes yeux physiques. Je me disais que, derrière ces rideaux, je ne verrais plus la lumière. Or elle était toujours là, et plus calme que jamais : elle prenait l'apparence de l'eau d'un lac le soir après que le vent est tombé.

Alors je ramassais toutes mes énergies, toute ma volonté : j'essayais d'arrêter le courant de lumière exactement comme j'aurais essayé d'arrêter ma respiration.

Il en résultait aussitôt un trouble, ou plutôt un tourbillon. Mais ce tourbillon était lumineux. De toutes façons je ne pouvais pas maintenir cet effort bien longtemps : deux, trois secondes peut-être. Je ressentais en même temps une angoisse, comme si j'étais juste en train de faire quelque chose d'interdit, quelque chose de contraire à la vie. Tout se passait comme si j'eusse besoin pour vivre de la lumière au même titre que l'air.

Pas moyen d'en sortir vraiment : j'étais prisonnier de ces rayons, j'étais condamné à voir. Tout se passait en moi. L'espace peut à peu s'était vidé de son contenu : les flots de couleur qu'il transporte, chassés du dehors, refluaient, venaient se briser en moi. Là, tout d'abord, ils ne rencontraient rien sur quoi se fixer : ils s'étalaient en nappes paresseuses, parcouraient d'une extrémité à l'autre, capricieusement, le champ entier de ma conscience. Des taches troubles naissaient çà et là, et des cercles et des figures sans visage, et des ébauches de formes imprévues. Puis de courtes scènes prenaient vie : des rampes de petits feux clairs, des gouttes de soleil couraient en lignes transversales. Il pleuvait partout de la clarté : plus un reste de nuit. Tout était d'or et d'argent comme si, des couleurs, je n'avais su d'abord accueillir que les plus aigües, les plus précipitées... Au-dehors, c'était désormais le vide ; au-dedans, toute une forêt de lumière. Je dus regarder longtemps avant de m'accoutumer à cette lumière sans ombre.


[...]


9


La première salle de concert où je sois entré, à huit ans, fut à elle seule, pour moi, en une minute, plus que tous les royaumes de légende.

Le premier musicien que j'y entendis, là, devant moi, à quelques pas de mon fauteuil d'orchestre, fut un autre enfant : Yehudi Menuhin.

Chaque samedi, d'octobre à mai, pendant six ans, mon père est venu me chercher à la sortie du lycée, a hélé un taxi et m'a conduit à l'un des concerts que donnaient à Paris les grandes associations symphoniques.

Paul Paray, Felix Weingartner, Charles Munch, Arturo Toscanini, Bruno Walter m'étaient devenus si familiers que je savais, sans qu'on eût besoin de me le dire, qui, ce jour-là, était au pupitre. L'orchestre prenait le pas Munch, le pas Toscanini. Qui s'y tromperait ?

L'entrée dans la salle était le premier épisode d'une histoire d'amour. L'accord des instruments : c'étaient mes fiançailles. Après, je me jetais dans la musique comme on se roule dans le bonheur.

Le monde des violons et des flûtes, des cors et des violoncelles, des fugues, des scherzos et des gavottes, obéissait à des lois si belles et si claires que toute musique semblait parler de Dieu. Mon corps n'écoutait pas : il priait. Mon esprit n'avait plus de limites. Et si des larmes me montaient aux yeux, je ne les sentais pas couler : elles étaient hors de moi. Je pleurais de reconnaissance chaque fois que l'orchestre commençait à chanter.

Un univers de sons, pour un aveugle, quelle grâce soudaine ! Plus besoin de s'orienter. Plus besoin d'attendre. C'est le monde intérieur devenu objet.

J'ai tant aimé Mozart, j'ai tant aimé Beethoven qu'à la fin ils m'ont fait ce que je suis. Ils ont modelé mes émotions, ils ont conduit mes pensées. Ai-je en moi quelque chose que je n'aie pas reçu d'eux un jour ? J'en doute.

Aujourd'hui, pour moi la musique pend à un clou d'or qui porte le nom de Bach. Mais ce ne sont pas mes goûts qui ont changé : ce sont mes relations. Dans mon enfance, je vivais avec Mozart, Beethoven, Schumann, Berlioz, Wagner et Dvorak, parce que c'étaient eux que je rencontrait chaque semaine. Avant d'être la parole d'un homme – cet homme fût-il même Mozart -, toute musique est musique.

Géométrie, mais de l'espace intérieur. Phrases, mais libérées du sens. Sans aucun doute, de toutes les créations humaines, la musique était la moins humaine. Si je l'entendais, j'étais là tout entier, avec mes peines et mes plaisirs, pourtant ce n'était pas moi tout à fait : c'était mieux que moi, c'était plus grand, c'était plus sûr.

La musique pour un aveugle est une nourriture, comme pour ceux qui voient, la beauté. Il faut qu'il la reçoive, il faut qu'on la lui donne périodiquement, comme une nourriture. Sans quoi, un vide se creuse en lui, et qui fait mal.

Mon père avait l'habitude de rentrer du concert à pied jusqu'à la maison, me faisant ainsi cadeau de quelques-unes des plus belles heures de mon enfance.

Comment les gens peuvent-ils appeler la musique un plaisir ? Un plaisir satisfait vous appauvrit, vous attriste. Une musique entendue vous construit.

Au bras de mon père, j'étais plein de son, dirigé par les sons. Mon père sifflotait, il chantonnait une mélodie. Il me parlait du concert. Il me parlait de toutes les choses qu'il y aurait un jour pour moi dans la vie : il n'avait plus besoin de me les expliquer. L'intelligence, le courage, la franchise, les conditions du bonheur et de l'amour, toutes ces choses étaient dans Haendel, dans Schubert, entièrement dites, lisibles comme le soleil du haut du ciel à midi. Ah ! Si tous les pères partageaient avec leur fils, comme le mien savait le faire, quelque chose de plus qu'eux-mêmes, la vie deviendrait meilleure !

Et maintenant – qui le croirait ? - je n'étais pas musicien. Pas vraiment.

J'appris à jouer du viloncelle. Pendant huit ans, je fis des gammes, des exercices. J'inteprètai même décemment quelques morceaux simples. Je fis partie un jour d'un trio et je parvins à ne pas le détruire tout à fait. Mais la musique n'était pas ma langue. Je savais l'entendre à merveille, jamais je ne saurais la parler.

La musique est faite pour les aveugles. Mais il est des aveugles qui ne sont pas fait pour elle : j'étais de ceux-là, j'étais un aveugle visuel.

Je ne devenais pas un musicien, et la raison en était drôle : à peine avais-je formé un son sur les cordes de la, de , de sol ou de do que déjà je ne l'écoutais plus. Je le regardais.

Sons, accords, mélodies, rythmes, tout se transformait immédiatement en images, en courbes, en lignes, en figures, en paysages et, par-dessus tout, en couleurs.

Quand, de l'archet, je faisais résonner à vide la corde de la, il se faisait devant mes yeux un tel éclatement de lumière et si prolongé que je devais souvent m'arrêter de jouer.

Au concert, l'orchestre pour moi était peintre : il m'inondait de toutes les couleurs du prisme.

Si le violon entrait en solo, j'étais empli soudain d'or et de feu, et d'un rouge si clair que je ne pouvais pas me souvenir de l'avoir vu posé sur un objet réel. Quand c'était le hautbois, un vert limpide m'envahissait tout entier, et si frais qu'il me semblait sentir sur moi le souffle de la nuit.

Je visitais le pays de la musique. J'arrêtais mes yeux sur chacun de ses spectacles. Je l'aimais à perdre haleine. Mais je voyais trop la musique pour pouvoir parler sa langue. Ma langue à moi était celle des formes.

Curieuse chimie, qui transformait une symphonie en intention morale, un adagio en poème, un concerto en promenade, accrochait les mots aux images, les images aux mots, barbouillait l'univers de couleurs, enfin faisait de la voix humaine le plus beau de tous les instruments !

J'avais avec Jean qui, lui, était musicien plus que moi, de longs débats à ce sujet. Ils se terminaient tous par une découverte exaltante, toujours la même : qu'il n'est pas une chose au monde qui ne puisse être remplacée par une autre, que les sons et les couleurs s'échangent sans arrêt, comme l'air que nous respirons et la vie qu'il nous donne, que rien n'est jamais solitaire, jamais perdu, que tout vient de Dieu et retourne à Dieu au long de tous les chemins du monde, et que la plus belle musique n'est encore qu'un chemin.

Seulement il est des routes enchantées, et celle dont les étapes portent les noms de Vivaldi, de Beethoven ou de Ravel conduisait plus loin, je le savais bien, que les routes de la terre...

[...]

Il restait, c'est entendu, des situations incompréhensibles. L'abus que l'on faisait, sur la scène de la Comédie-Française, de l'adultère, de la mégalomanie, du meurtre prémédité, du cocuage et de l'inceste, me laissait rêveur. Quand, par miracle, il restait assez d'argent à mon camarade et à moi pour nous payer la folie d'un verre de bière après le spectacle, ces grands problèmes, autour de la table du bistrot, prenaient l'allure d'une conspiration. Nous étions alors d'avis que le monde était une affaire inquiétante, mais sans aucun doute plus extraordinaire que tout Racine et tout Shakespeare. Nous étions tellement pressés d'y aller voir par nous-mêmes que nous rentrions chez nous en courant.

En ce temps-là, la Comédie-Française dédaignait quelque peu Shakespeare. Il est remarquable que l'amour de Shakespeare a toujours été en France sujet à éclipses, comme si les Français étaient périodiquement mécontents de rencontrer un si grand bonhomme hors de chez eux.

Cependant, à la radio, un soir, j'étais tombé sur une représentation d'Hamlet. Je me souviens précisément que je n'avais rien compris, mais j'étais resté fasciné.

C'était aussi convaincant que du Racine, avec de la brume en plus, du brouillard partout, entre les vers, entre les scènes, avec des personnages dont on ne savait jamais très bien où ils étaient ni quels noms il fallait leur donner : fou ou raisonnable ? Ambitieux ou bon ? L'équivoque anglaise me semblait plus vraie que toutes les définitions françaises.

J'avais découvert en Shakespeare un esprit enfin aussi compliqué que la vie. Je me mis à le lire tout entier en traduction. Mettre en scène Shakespeare dans sa tête, c'était une telle réjouissance ! Il vous aidait si bien ! Il déversait sur vous toute l'ombre et tout le soleil, les chants des oiseaux et les gémissements des fantômes. Il ne vous disait pas une seule chose abstraite. Plus besoin ici d'imaginer Roméo ni Juliette : on les touchait. On se croyait soi-même Roméo.

Finies, les petites ou même les grandes mesures de l'intelligence, ce qui est convenable et ce qui ne l'est pas. Le probable et l'improbable se mélangeaient, comme ils doivent le faire, comme ils le font dans la réalité.

Shakespeare était plus grand que les autres, parce qu'il avait ce que je cherchais partout en vain dans le théâtre classique français : l'excès divin..."

Jacques LUSSEYRAN - Et la lumière fut



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