Le Trochiscanthe nodiflore [TN]

n°650 (2018 - 50)

mardi 25 décembre 2018

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre : [ici] ou [ici]
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Rodrigo's Concierto de Aranjuez
(extrait d'un film "Brassed off")

Pour regarder et écouter,
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Je viens de mettre en ligne un calendrier pour
cette nouvelle année 2019.

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(1 100 ko)
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(puis imprimer-le sur du papier cartonné)

Les images ci-dessous en constituent les illustrations.

Bonne et heureuse année 2019

à toutes et tous.

Merci de votre fidélité.

Pourquoi la "Loge n°5" ?

Pour connaître la réponse,

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A l'affût

derrière la Loge n°5

Courvières
(Haut-Doubs)

Entête

"Vivre dans un monde où les réponses aux questions peuvent être si nombreuses et si valables, voilà ce qui me fait sortir du lit et enfiler mes bottes tous les matins..."

Tous les textes sont extraits de

Sue HUBBELLUne Année à la campagne (Vivre les questions)

 

Janvier

" L’endroit est d’une telle beauté que j’en ai eu presque les larmes aux yeux la première fois que je l’ai vu il y a maintenant douze ans. J’éprouve aujourd’hui encore la même émotion, aussi ne me suis-je jamais beaucoup souciée de savoir le nombre d’hectares composant le domaine, ni où se trouvaient les limites précises et qui, exactement, possédait quoi. Mais ce qui lui confère sa beauté et le rend si désirable à mes yeux a également convaincu d’autres créatures que cette terre était exceptionnelle et leur appartenait tout autant. En ce moment, par exemple, je me fais un peu l’effet d’une intruse, ayant découvert que je vivais au milieu d’un ghetto de bruants indigo. Pour un ghetto, c’est un endroit fort joyeux mais qui m’a contrainte à réfléchir aux droits de propriété..."

 

Février

"La mangeoire garnie de graines s’étend sur toute la largeur des trois fenêtres et les oiseaux en hiver s’y nourrissent comme à l’accoutumée : fauvette, cardinaux, mésanges, moineaux, pinsons, chardonnerets. Les pics à ventre rouge y viennent aussi, et lorsqu’ils sont s’y proches, je peux voir le mince trait rouge sur le ventre qui leur donne leur nom. Ce matin, j’ai compté huit oiseaux bleus sur la ligne électrique. Ils ne s’aventurent pas jusqu’à la mangeoire, parce qu’ils ne se nourrissent pas de graines, mais ils se réunissent là où il y a d’autres oiseaux et mangent les baies de sumac et de cornouillers qu’ils trouvent en bordure du champ maintenant qu’ils ont dépouillé les tupélos de tous leurs fruits..."


Mars

"Dans la partie boisée de mon domaine pousse un arbre aux feuilles ovales et brillantes qui virent au rouge éclatant au début de l’automne, parfois même à la fin de l’été. Il donne en juin de petites grappes de fleurs blanches qu’affectionnent les abeilles, et plus tard des baies violettes dont se nourrissent les oiseaux bleus et les rouges-gorges. Il fait partie de la famille des tupelos et les gens de cette région l’appellent black-gum ou sour-gum. Lorsque j’étais enfant, au Michigan, je le connaissais sous le nom de pepperidge. Son nom botanique est Nyssa sylvatica. Nyssa désigne tous les tupelos, et vient des Nyseides – les nymphes grecques du mont Nysa, qui veillaient sur Dionysos enfant. Sylvatica signifie « de la forêt ». Nyssa sylvatica, un nom sauvage, indompté. Les arbres, qui son souvent creux lorsqu’ils sont vieux, servaient de ruches aux premiers colons américains, qui en coupaient des tronçons, les munissaient d’un couvercle et déposaient dedans les essaims qu’ils trouvaient. Encore aujourd’hui, certains appellent encore les ruches des gums, utilisant ainsi à leur insu le nom régional de l’arbre..."

Avril

"Les jaseurs des cèdres sont d’élégants oiseaux au plumage luisant, avec une huppe et un dos brun. Leur ventre est d’un blanc crémeux, le bout de leur queue jaune vif et des stries rouges ornent leurs ailes. Une bande noire partant du haut de leur bec cerne leurs yeux et se prolonge à l’arrière de leur tête, donnant à toute cette troupe dans les plaqueminiers des airs de bal masqué. L’un de mes livres sur les oiseaux leur donne le nom fantaisiste d’ « Oiseaux du mystère ». Probablement parce que ce sont des errants. En dehors de l’époque de la reproduction, ce sont des oiseaux d’humeur sociale qui se réunissent en troupes si importantes qu’ils ont vite épuisé la nourriture d’un endroit, si bien qu’ils se déplacent en permanence. Il apparaissent un jour en nombre, dévorent tout – insectes s’ils en trouvent, fruit de toute espèce, baies de cornouillers et, comme les oiseaux bleus, sumac et tupélos -, puis ils s’envolent et on ne les revoit plus. Leur présence ici depuis près d’un mois est tout à fait inhabituelle, mais cette année dans la région abonde tout ce dont les jaseurs aiment à se nourrir et, même maintenant, ils trouvent encore beaucoup à manger..."

Mai

"Nous connaissons deux formes de communication des abeilles. L’une est chimique : les renseignements sur les sources de nourriture et sur le bien-être de la reine et de la colonie s’échangent entre les insectes qui se nourrissent continuellement les uns les autres de gouttelettes de nectar qu’ils ont commencé à traiter et à identifier chimiquement. L’autre forme de communication est tactile : les abeilles annoncent les bonnes nouvelles à leurs congénères, concernant la nourriture ou l’emplacement d’un nouvel habitat, aux moyens de mouvements précis. Ces mouvements élaborés, qui sont l’équivalent d’une carte hautement stylisée où figurent points de repère, orientations, positions du soleil, sont appelés la « danse des abeilles ».

Différentes éclaireuses peuvent découvrir différents lieux d’habitation pour l’essaim et elles reviennent alors danser pour expliquer leur trouvaille. Pour finir parfois après plusieurs jours, un accord intervient, un peu comme l’arrivée du Sens de la Rencontre parmi les Quakers, et toutes les abeilles de l’essaim s’envolent vers leur nouvelle demeure…
"

Juin

"On considère encore que cette région des Ozarks fait partie normalement du domaine des lynx, mais ils sont menacés par cette même destruction de leur habitat qui a chassé les pumas vers des contrées plus sauvages, et leur présence est rare.
Les lynx tuent également les cerfs pour se nourrir, mais la plupart d’entre eux se contentent d’animaux plus petits : souris, écureuils, opossums, cailles et peut-être quelques-unes de mes poules. Ils chassent la nuit, et durant la journée cherchent refuge dans des grottes et autres abris. A l’époque de la reproduction, la femelle choisit souvent comme tanière une grotte dans une falaise rocheuse. Je n’ai jamais vu la tanière de ce lynx ; mais peut-être était-ce la grotte en dessous du promontoire rocheux le long de la route, encore que ce soit un endroit un peu passant au goût du lynx. La falaise est truffée de cavités de toutes tailles, et la plupart sont inaccessibles, à moins d’avoir le pied très sûr. J’ai revu le lynx plusieurs fois par la suite marchant sans bruit en bordure de la falaise au crépuscule. Au crépuscule parfois j’entendais le cri perçant de la femelle provenant de cette direction et un soir, rentrant tard chez moi, je la cueillis au milieu de la route dans le faisceau des phares de la camionnette. Elle se pétrifia sur place, aveuglée, jusqu’à ce que j’éteigne les phares, et disparut alors dans l’obscurité...
"

Juillet

"Les chauves-souris sont rapides, et dans la lumière incertaine du jour naissant il est difficile de les identifier, mais je crois que ce sont des Myotis lucifugus, plus banalement connues sous le nom de petite chauve-souris brune. Ce sont du moins celle que je vois souvent en train de dormir dans la journée, accrochée la tête en bas aux chevrons de la grange. C’est une espèce très répandue dans la région, et elles dorment également dans les grottes ou les arbres creux. Comme toutes les autres chauves-souris, elles appartiennent à l’ordre des Chéiroptères, ce qui signifie main ailée, une membrane de peau recouvrant les mains et les doigts. Mais j’aime aussi le vieux nom anglais de flittermouse (souris volante), qui dépeint bien notre unique mammifère volant.
Car les chauves-souris sont des mammifères, tout comme nous. Elles allaitent leurs petits, et avec leurs visages ridés et vieillots elles nous font l’effet de proches parentes, étrangement familières. Pourtant elles trouvent leur chemin et découvrent leur nourriture en utilisant des sons inaudibles pour nous. Elles chassent la nuit, et à la saison froide certaines émigrent et d’autres hibernent. Ce son aussi pour nous de singulières créatures qui nous sont totalement étrangères, à tel point que nous entretenons toutes sortes de fantasmes à leur sujet : elles sont maléfiques et portent malheur, ou pour le moins s’accrochent dans vos cheveux. Tous ceux qui ont lu Dracula se rappelleront que les jeunes dames ne doivent pas flâner dans les cimetières la nuit, sinon elles risquent de graves ennuis avec les chauves-souris...
"

Août

"J’étais en visite chez mon cousin Asher, entomologiste, lorsqu’une voisine entra, portant une tige d’herbe à lait qu’était en train de mâchonner une belle chenille de monarque, superbe avec ses bandes blanches, jaunes et noires. « Quand j’ai trouvé ça, j’ai pensé à toi », dit-elle, et nous nous mîmes à rires, car en tout autre compagnie, cette déclaration eût pu paraître étrange. Asher baptisa aussitôt la chenille Henry, mit la tige dans un vase d’eau d’un vert lumineux pour qu’elle reste fraîche et plaça le tout au milieu de la table où nous pourrions l’observer.
Nous passâmes l’après-midi assis à bavarder, jetant de temps à autre un coup d’œil distrait sur Henry qui avait déjà mangé plusieurs feuilles. Pendant que nous l’observions, une feuille dont Henry était en train de se nourrir céda sous son poids et il tomba sur la table avec un petit bruit sourd. Il y avait là divers objets issus de la main de l’homme, mais Henry, ayant en quelques secondes retrouvé ses esprits de chenille, se mis à ramper droit sur le vase vert dont il escalada maladroitement la surface lisse et ventrue pour retourner sur sa tige d’herbe à lait.

Asher est spécialisé dans les parasites d’oreille chez les papillons de nuit, mais il a aussi quelques connaissances en matière de papillons. Néanmoins, lorsque je lui demandai une explication de ce que nous venions de voir, il se montra tout aussi incapable que moi d’expliquer comment la chenille avait retrouvé son chemin avec une telle détermination apparente parmi un environnement au milieu duquel son instinct ne pouvait lui être d’aucun secours. Nous discutâmes de ce problème durant un certain temps et, pour finir, nous secouâmes la tête, émerveillés...
"

Septembre

" Bien qu’elles tissent des toiles informes sous des rochers ou des bûches, les recluses brunes, pour la plupart, vivent à l’intérieur des maisons. Leur nom scientifique, Loxosceles reclusa (Loxosceles signifie pattes obliques) les qualifie de recluses, mais bien qu’elles soient peut-être de nature solitaire, on en voit fréquemment dans toutes les pièces. Elles préfèrent, certes,se cacher dans les replis d’un tissu au fond d’un tiroir ou dans une serviette sur une étagère, comme celle qui m’a mordue, mais elles s’aventurent hors de leur cachettes pour se mettre à la recherche de petits insectes rampants. Elles n’arrivent pas à escalader les surfaces lisses et j’en trouve souvent qui sont prisonnières de la baignoire ou du lavabo, dérapant éperdument sur la porcelaine dans leur effort pour s’échapper..."

Octobre

"Personne ne semble connaître les asters des neiges en dehors des apiculteurs, qui leur donnent des noms variés : asters des gelées, asters d’automne, adieu à l’été, romarin blanc et fleur des gelées. Le nom botanique est Aster ericoïdes et il décrit très bien la plante. Aster signifie étoile et ericoïdes : possédant des feuilles du genre érica ou bruyère. La plante, touffue et haute de près d’un mètre, avec de minuscules fleurs radiées en forme d’étoile et des feuilles fines et bien dessinées, couvre de vastes espaces dans tous les Ozarks, et fleurit avec exubérance depuis le mois d’août jusqu’à ce qu’une forte gelée la tue en octobre ou novembre. Mais comme les asters des neiges sont de vulgaires mauvaises herbes, personne ne s’y intéresse, à part les apiculteurs qui les trouvent d’une grande beauté. Les fleurs secrétent un nectar au parfum pénétrant durant les mois de floraison, et les abeilles en récoltent une telle quantité que leurs ruches sont imprégnées de cette odeur. Je n’ai jamais goûté le miel, mais il est de couleur foncée et paraît-il très fort. Selon les conditions atmosphériques, il arrive que les asters ne fleurissent pas et, dans ce cas, bien que je n’enlève aux abeilles qu’un minimum de miel du mois d’août, je dois les nourrir à l’automne pour qu’elles puissent passer l’hiver..."

Novembre

" Les meilleures tronçonneuses sont des outils redoutables. Mon frère a failli se couper un bras en en utilisant une. Un de mes voisins qui fait le commerce du bois a réussi à arrêter le moteur de la sienne alors qu’il sciait au-dessus de sa tête et qu’une branche avait fait sauter l’engin dans sa direction. La chaîne ne s’est arrêtée de tourner qu’après avoir entamé la visière de sa casquette. Il prit la nouvelle très au sérieux lorsque je lui annonçai que je m’étais acheté une tronçonneuse, et il me donna un excellent conseil. « C’est quand on cesse d’avoir peur d’une tronçonneuse qu’il faut commencer à s’inquiéter », me dit-il.
Je suis très prudente. Je passe beaucoup de temps à évaluer la taille d’un arbre avant de l’abattre. Une fois qu’il est à terre, je dégage toujours le sous-bois qui l’entoure avant de commencer à le débiter en tronçons. Ainsi je ne trébucherai pas et je ne perdrai pas l’équilibre pendant que la tronçonneuse marche. Une chaîne émoussée et une scie en mauvais état sont dangereuses ; j’ai donc appris à entretenir les miennes et j’affûte la chaîne chaque fois que je m’en sers...
"

Décembre

"Les coyotes sont parmi les rares animaux sauvages à avoir étendu leur territoire, alors même que les humains s’efforçaient de les éliminer. Ils sont rusés, astucieux et peuvent manger à peu près n’importe quoi. Ici dans le Missouri, ils se nourrissent surtout de lapins, de rats, de souris et de petits oiseaux, mais ils se contenteront d’insectes, de plantes, de fruits et de graines s’ils y sont contraints. Ils ramènent leur proie à leur tanière et enterrent ce qu’ils ne mangent pas pour le déterrer plus tard quand ils en auront besoin. Ils sont friands de charognes quand ils peuvent en trouver une ; ils liquideront les restes de la victime d’un autre animal et assureront un nettoyage complet après le passage des chasseurs humains maladroits qui, eux, se contentent de mutiler. En étudiant le contenu de l’estomac de coyotes tués, on a constaté qu’ils ne s’attaquaient que dans la proportion de vingt pour cent aux animaux que se réservent les hommes – veaux, moutons et lapins –, et pourtant les ranchers et les fermiers les considèrent comme des ennemis. Leur tête a été mise à prix, on leur tend des pièges, on dispose des appâts empoisonnés. Cependant ils se multiplient. Par ici près de la rivière, je suis le seul être humain qui aime entendre leur chant..."

Bonus
(pour la carte de voeux !)

"J’aime être là-bas, tôt le matin. Les araignées ont tendu leurs toiles pour prendre au piège les insectes nocturnes, et quand le soleil darde ses rayons obliques à travers les arbres, les gouttes de rosée accrochées dans les toiles les transforment en joyaux d’une exquise délicatesse. L’ombre fraîche sent l’humus, la terre humide. Les dindons sauvages ont laissé des traces là où ils ont gratté les feuilles à la recherche de scarabées et de larves. Mes chiens aiment beaucoup venir là, eux aussi, et aujourd’hui ils ont passé leur temps, au comble de l’excitation, à renifler dans un creux à la bas d’un arbre. Le beagle glapissait, ses aboiements assourdis par le trou. L’écureuil qui s’était peut-être abrité dans l’arbre la nuit précédente avait échappé provisoirement à leur attention et, installé sur une branche basse, les considérait d’un œil soupçonneux, la queue agitée de saccades. Un rai de soleil illuminait un grand chardon couronné d’une somptueuse fleur pourpre où un papillon et une abeille butinaient le nectar. Des passereaux aux yeux rouges gazouillaient si haut perchés dans les arbres que je ne pouvais les voir..."

Bonus II

"Cela dit, je me sens le droit de décerner mon propre titre de Meilleur Oiseau à qui je veux et d’en changer de temps à autre. Cette semaine, j’ai accordé ce titre, au pluriel, à un couple de cowbirds. Les ornithologues amateurs n’accorderaient même pas un regard à un cowbird. Noirs avec la tête brune, ils sont bien trop communs et apparaissent à un moment ou un autre dans tous les coins du pays, parfois par troupe, raclant souvent le sol entre les pattes du bétail, à la recherche d’insectes dérangés par les sabots des animaux. L’habitude qu’ils ont, tout comme le coucou d’Europe, de pondre dans le nid d’autres oiseaux qui élèveront leurs oisillons au détriment de leurs propres petits, a, dit-on, beaucoup réduit la population de loriots, de tangaras, de fauvettes et de verdiers. Ils se sont attiré du coup une mauvaise réputation. L’un de mes livres sur les oiseaux les déclare : « totalement irresponsables » et poursuit : « A l’avenant de cette vie et de ce caractère peur recommandables, le chant ordinaire du cowbird consiste en trilles rauques, suivis de quelques notes aiguës. » Mon autre livre sur les oiseaux est tout aussi sévère pour leur chant. Mais les deux livres ont tort, et c’est pourquoi les cowbirds sont mes Meilleurs Oiseaux cette semaine. Deux d’entre eux se font la cour et j’étais dans le chalet lorsque je les ai entendus pour la première fois ; je suis donc sortie avec mes jumelles pour découvrir l’origine d’un chant aussi mélodieux, rappelant un peu les trilles liquides, débordants de joie, des merles à ailes rousses. C’étaient les cowbirds."




Suggestion de lecture
:

"1

Les nuages s'étaient déchirés après l'averse et le crépuscule ruisselait de lumière. Les goélands qui tournoyaient au-dessus de la digue, les hommes affairés sur les docks, tout était nimbé d'une auréole resplendissante.

Le ferry à destination de l’archipel d’Aburi avait quitté les quais du port de R. et se dirigeait lentement vers le large.

Depuis la cafétéria où il était attablé, Ryôsuke voyait défiler les installations portuaires, et il avait aussi vue sur une partie du pont et de la coursive. Sur le pont brillaient des flaques pareilles à des éclats de soleil, leurs reflets dessinant des motifs évanescents. Au gré du roulis, les taches de lumière s’évanouissaient et fusionnaient, sans cesse changeantes. Ryôsuke, qui suivait leurs frémissements du coin de l’œil, y superposa fugitivement les premières formes de la vie issue de la mer.

« Vous m'écoutez ? »

L'home à lunettes assis en diagonale en face de lui le dévisageait. C'était le contremaître, celui qui superviserait les travaux sur l'île.

« S'il vous plaît ! Les travaux de terrassement, ce n'est pas pour les gens qui sont dans la lune. Ecoutez-moi attentivement. »

Le contremaître, qui avait dans les quarante-cinq ans, remonta ses lunettes et passa une main sur son bouc clairsemé.

Le ferry venait à peine de partir et il n'y avait encore qu'une poignée de clients dans la cafétéria : un homme aux airs de pêcheur en train de siroter un verre de shôchû, de l'eau-de-vie, des femmes d'âge mûr qui bavardaient dans le patois de l'île. Et puuis Ryôsuke et le contremaître.

« Riôsuke Kikuchi, vingt-huit ans... »

Les vibrations du moteurs faisaient trembloter non seulement la table, mais aussi le curriculum vitae de Ryôsuke, posé dessus. Le contremaître suivait du doigt chaque ligne manuscrite, comme pour empêcher la feuille de glisser.

« Vous avez abandonné l'université en cours de route. Vous avez le permis de conduire. Emploi prédédent, cuistot dans un restaurant. Tiens, j'ai oublié d'aborder la question au téléphone, l'autre jour. C'était quoi, comme restaurant ? Un chinois ?

  • Non. Euh... de la cuisine occidentale.

  • Je vois. J'adore les spaghettis aux oeufs de morue, vous savez en faire ?

  • Oui.

  • Et l'omelette fourrée au riz ?

  • Oui.

  • Bien. Et la cuisine française ? Je n'y connais pas grand-chose, mais, des escargots par exemple, vous savez faire ça ?

  • Non, pour ça il faut des escargots particuliers, qui viennent de France.

  • Ceux de l'île ne feraient pas l'affaire ? On en a, des tout petits. Petits comme ça », montra-t-il en repliant les doigts, avant de murmurer, plutôt pour lui-même : « De toute façon, les coquillages sont sûrement meilleurs. C'est une île, après tout. »

Il reposa la main sur le CV et reprit :

« Il est difficile de dire quand finiront les travaux, vous devrez rester sur l'île un moment ; vous l'avez bien expliqué à votre famille ?

  • Non...

  • Pardon ?

  • Je n'ai pas de famille. »

Le contremaître saisit la feuille. Derrière les lunettes, ses yeux allaient et venaient frénétiquement.

« Et ce numéro à contacter en cas d'urgence ?

  • C'est celui de ma mère, mais... elle n'est plus là.

  • Elle est décédée ?

  • Oui.

  • Et votre père ?

  • Depuis longtemps...

  • Vous avez des frères et soeurs ?

  • Non. »

Les yeux au plafond, le contremaître émit un grognement. Ryôsuke regardait dehors. Les éclats de soleil dansaient toujours sur le pont. Sur la rambarde de la coursive, deux goélands déployèrent leurs ailes et prirent leur envol en même temps. Un jeune homme arnaché d'un sac à dos de surplus militaire couleur kaki passa devant la fenêtre, ses cheveux longs ondulant dans le vent.

« Monsieur Kikuchi, vous avez quelqu'un, peut-être ? » s'enquit le contremaître.

Ryôsuke, surpris, le fit répéter, et il dressa le petit doigt en précisant :

« Une petite amie.

  • Non. »

Ryôsuke avait secoué la tête ; le contremaître croisa les bras.

« Ce n'est pas un peu triste ? »

Sans répondre, Ryôsuke afficha un sourir embarrassé. Son interlocuteur, qui ne savait plus quoi dire, clignait des yeux en silence. Au même moment, l'homme aux cheveux longs pénétra dans la cafétéria, balaya la pièce du regard, marcha droit sur eux et dit en se désignant du doigt :

« C'est ici pour moi aussi ?

  • C'est pas vrai ! » s'exclama le contremaître, qui avait presque bondi de sa chaise. Il ouvrit son dossier. « Voyons vois, monsieur Tachikawa ? Pour un petit boulot sur l'île d'Aburi ?

  • C'est ça. »

Le gars posa son sac militaire par terre et lança d'une voix retentissante : « Salut la compagnie ! »

Le contremaître, perplexe, répétait « C'est pas vrai, ça ! » en regardant tour à tour Tachikawa et son CV.

« Euh... monsieur Tachikawa. Vous ne correspondez pas vraiment à la photographie que vous m'avez fournie. Vos cheveux étaient plus courts, vous voyez ?

  • C'est parce qu'elle a quatre ans, cette photo.

  • Comment ? Elle doit dater de moins de trois mois, c'est la règle.

  • Désolé. Mais c'est bien moi, c'est pareil.

  • Non, ce n'est pas pareil. Qu'est-ce qu'ils vont dire sur l'île ? Vous accepteriez de vous couper les cheveux ?

  • Quoi ? Les couper ? »

Tachikawa s'était rembruni. Ryôsuke avait l'impression qu'il jurait intérieurement, « Non mais ça va pas, vieux schnock ? ». Le contremaître parut inquiet un instant, puis il secoua vivement la tête.

« C'est bon. Ça ira. Ça va aller. Seulement...

  • Quoi encore ? »

Le contremaître semblait avoir quelque chose à ajouter, mais il se tut, peut-être parce que Tachikawa avait brutalement tiré une chaise à lui.

Il tendit la main à Ryôsuke.

« Salut. Moi c'est Jimmy. »

Bien qu'interloqué par la vivacité du geste, Ryôsuke lui rendit sa poignée de main.

« Ryôsuke Kikuchi. »

Le contremaître se pencha une nouvelle fois sur le curriculum vitae de Tachikawa.

« Jimmy ?

  • Ouais, c'était mon nom quand je travaillais dans un club pour femmes. Parce que j'ai un prénom super commun.

  • Ichizô Tachikawa », lut le contremaître.

Tachikawa ne s'attendait pas à ce qu'il prononce son nom à voix haute. Il esquissa une grimace en riant.

« Enfin, un prénom plutôt bizarre, quoi. Ichizô. J'suis pas un conteur traditionnel, non plus. Drôle de prénom, hein ? Répéta-t-il en s'adressant à Ryôsuke.

  • Alors, monsieur Tachikawa, reprit le contremaître, vous avez vingt-trois ans. Vous avez abandonné les cours du soir au lycée. Tiens donc, vous avez tous les deux arrêté vos études. Test d'anglais Eiken, niveau 4...

  • Hé, stop ! C'est pas la peine de tout lire. »

Tachikawa l'avait saisi sans ménagement par l'épaule. Il ne souriait plus du tout. L'autre rentra le cou dans les épaules et s'excusa d'une toute petite voix.

« Vous comprenez, y a des choses, j'ai pas envie que ça se sache.

  • Vraiment, je suis désolé », répéta le contremaître avec une courbette.

Mais, allez savoir pourquoi, lorsqu'il reprit sa lecture il se remis à murmurer en remuant les lèvres :

« Club Beau gosse à Hachiôji, Club Château au clair de lune...

  • Mais c'est quoi ce type ? Lança Tachikawa, un sourcil relevé.

  • Oh, pardon. C'est juste que... C'est-à-dire... Vous avez tous les deux abandonné vos études et vous n'arrêtez pas de changer d'employeur... »

Ryôsuke et Tachikawa se regardèrent.

« Bref, j'espère bien que vous resterez tous les deux sur l'île jusqu'à la fin des travaux. De toute façon, comme il n'y a qu'un ferry par semaine, ce n'est pas facile de repartir. Ha, ha, ha ! »

  Durian SUKEGAWA - Le Rêve de Ryôsuke



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