Trochiscanthe nodiflore n°638 (2018-38)

Suggestion de lecture :

"Dans la cuisine du phare, Polly alluma toutes les lumières. Ces dernières étaient affreusement vives car ils n'avaient pas trouvé le temps de remplacer les néons fluorescents qui bourdonnaient au-dessus de leur tête. Elles clignèrent des yeux.

OK, dit Polly, en remarquant que Selina continuait de trembler. (Elle était vraiment terriblement maigre.) Commençons par le commencement. Et le commencement, c'est un café. Noir.
Faut-il vraiment qu'il soit noir ?
Oui. J'ai encore oublié d'acheter du lait.

Elle alluma la machine à café et jeta instinctivement un regard alentour, à la recherche de Neil. Le petit oiseau était captivé par le bruit que faisait la machine et il aimait s'avancer vers elle avec bravoure. Puis elle se souvint qu'il n'était plus là. Bientôt, se dit-elle d'un ton sévère.

Elle remplit deux petites tasses d'un café épais et crémeux et, malgré les protestations de Selina, y ajouta du sucre.

Chuuut, on a du travail qui nous attend.

Elle alla chercher la levure vivante dans le réfrigérateur où elle s'était développée pendant des semaines. Laissée à l'abandon.

Qu'est-ce que c'est ?
Tais-toi et bois ton café, répondit Polly en passant une main sous le robinet, jusqu'à ce que l'eau soit chaude.

Elle ajouta soigneusement l'eau à la levure, puis mélangea.

ça a l'air encore pire, déclara Selina. Et ça sent mauvais.
Tais-toi.

Elle noua autour de sa taille le tablier ridicule, orné d'un macareux – cadeau de Huckle – et donna le plus joli, signé Cath Kidston, à Selina.

C'est pour quoi, ça ?

Polly prit la farine qui se trouvait sur l'étagère du haut – celle de bonne qualité – et versa entièrement le sac d'un kilo dans un grand saladier avant de remuer. Elle ajouta une pincée du meilleur sel de mer, autant de sucre et un peu d'eau sans cesser de remuer, jusqu'à ce que, de son oeil averti, elle jugeât que la consistance était correcte. Puis elle mit le tout dans le robot pétrin et régla la vitesse.

Ensuite, elle recouvrit deux plans de travail d'une grande quantité de farine légère et divisa le mélange de pâte en deux parts égales.

Bon, dit-elle.

Selina ne la quittait pas des yeux.

Je ne cuisine pas.
Eh, bien c'est bon à savoir, poursuivit Polly. Il ne s'agit pas de cuisiner, mais de faire du pain.

Elle alluma le poste. La radio locale diffusait de la bonne musique à cette heure matinale. Le DJ, Rob Harrison, enchaînait les morceaux entraînants pour aider tous ceux qui devaient se lever tôt à sortir du lit, aussi bien les fermiers, que les marins pêcheurs, les surfeurs, les ramasseurs de fruits... C'était comme s'il se doutait qu'ils avaient besoin d'un coup de main.

ça fera l'affaire, dit-elle, tandis que Pharrell résonnait à plein tube à travers la pièce. Allons-y. (Elle commença à taper et à tirer sur le morceau de pâte collante.) Fais comme moi.

Selina la regarda sans ciller avant de jeter un oeil à sa jolie manucure.

Enlève tes bagues. Allez.

Selina fixa ses doigts, ses mains tremblaient.

Oh, lâcha Polly en interrompant le pétrissage une minute. Désolée. N'enlève pas tes bagues.

La fine alliance et la bague de fiançailles de Selina ornaient sa main droite, pas la gauche, le doigt des veuves. Polly ne l'avait pas remarqué auparavant. Selina les contempla un long moment.

Non, dit-elle. Non, je vais le faire. Il le faut. Ce sont des chaînes.

Polly ne souffla mot durant un long moment, tandis que Selina observait à nouveau ses mains. Puis, lentement, avec plaisir, elle fit glisser les anneaux de son doigt et, d'un geste rapide, elle plongea ses mains dans la grosse boule de pâte collante.

Argh ! S'écria-t-elle, tout en souriant pour la première fois.

Du bout du nez, Polly poussa le bouton du volume de la radio, un talent développé par presque tous les boulangers, ensuite elles se mirent véritablement au travail : elles cognèrent la pâte, la projetèrent violemment sur le plan de travail, la lancèrent de-ci de-là, la frappèrent en se défoulant contre le monde entier. Polly savait qu'il était pratiquement impossible de trop la pétrir à la main – c'étaient plutôt le robot qu'il fallait surveiller -, elle s'en donna donc à coeur joie. Elle prit alors conscience combien cela lui avait manqué, à quel point même la sensation douloureuse lui avait manqué, tout comme le travail de ses bras tandis qu'ils donnaient de grands coups dans la pâte et qu'ils la lançaient. Elle sentit le noeud au creux de ses épaules commencer progressivement à se desserrer. Ses épaules descendaient d'un cran. Elle se rendit compte qu'elles devaient se trouver au niveau de ses oreilles, comme si elles portaient les soucis du monde entier, ou comme si elles soutenaient, à elles seules, la voûte céleste..."