Le Trochiscanthe nodiflore [TN]

n°622 (2018-22)

mardi 29 mai 2018

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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A Vivaldi - Filiae maestae Jerusalem RV 638

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Papillons, Grenouilles...

Haut-Doubs et Suisse
avril et mai 2018



Petite Tortue
Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs)
dimanche 8 avril 2018


Paon de jour
Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs)
dimanche 8 avril 2018


Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs)
dimanche 8 avril 2018

Détails
Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs)
dimanche 8 avril 2018
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Détails
Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs)
dimanche 8 avril 2018
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Abeille
Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs)
dimanche 8 avril 2018

Détails
Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs)
dimanche 8 avril 2018
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Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs)
dimanche 8 avril 2018

Grenouille verte
Champ-Pittet (Yverdon, Suisse)
lundi 7 mai 2018

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Champ-Pittet (Yverdon, Suisse)
lundi 7 mai 2018



Emergence d'une libellule
Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs)

samedi 12 mai 2018

Bouverans, Entonnoir (Haut-Doubs)
samedi 12 mai 2018
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Petite Tortue, sur une Ortie
Courvières (Haut-Doubs)

samedi 19 mai 2018

Accouplement de Tipules
Courvières (Haut-Doubs)

samedi 19 mai 2018

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Courvières (Haut-Doubs)
samedi 19 mai 2018
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Suggestion de lecture :

"Je m'appelle Bitna. J'ai bientôt dix-huit ans. Je ne peux pas mentir car j'ai les yeux clairs, et ça se verrait tout de suite dans mes yeux. Mes cheveux aussi sont clairs, il y a des gens qui pensent qu'ils sont décolorés à l'eau oxygénée, mais c'est comme ça que je suis née, avec des cheveux couleur de maïs, parce que ma grand-mère a souffert de carences après la guerre et ma mère aussi. Je suis née au sud, dans la province de Jeolla-do, dans une famille de marchands de poisson. Mes parents ne sont pas riches, mais ils ont voulu, quand j'ai terminé mes études secondaires, me donner la meilleure éducation, et pour cela ils ont cherché une université du ciel (Sky University) et fait un emprunt. Pour le logement, je n'ai pas eu de problèmes au début, car ma tante (la soeur aînée de mon père) acceptait de me loger dans son minuscule appartement du quartier Yongse, juste à côté de l'université, où je partageais une chambre avec sa fille, nommée Paek Hwa, qui en vérité portait bien mal son nom de fleur immaculée. Je donne ces détails parce que c'est cette situation et ce voisinage qui ont été à l'origine de mes aventures ultérieures, et ont parfait mon éducation aussi bien que les leçons de mes professeurs, car dans cette petite chambre j'ai découvert ce que la personne peut celer de méchanceté, de jalousie, de lâcheté et de paresse.

Paek Hwa avait quelques années de moins que moi, et je compris très vite que j'avais été invitée à vivre dans ce logis afin de m'occuper d'elle. Au début, c'était de simples requêtes, « Bitna, toi qui es raisonnable, est-ce que tu ne pourrais pas t'occuper de ta cousine pour qu'elle fasse ses devoirs (ou range la chambre, ou aide au ménage, ou fasse ses prières, ou lave ses sous-vêtements, etc.) » et, petit à petit, les suggestions étaient devenues des recommandations plus impérieuses (« enfin, tu sais bien que tu dois donner l'exemple ») et à la fin purement des ordres : « Bitna ! Qu'est-ce qu'on t'a dit ? Va chercher ta cousine, et prépare-lui son déjeuner ! »

Cette situation devint rapidement intolérable. Paek Hwa n'en faisait qu'à sa tête. A Quatorze ans, la seule chose qui l'intéressait c'était sa propre personne, elle passait des heures à se regarder dans un petit miroir loupe pour s'attaquer à ses imperfections de peau, des rougeurs, des boutons, qu'elle pressait à l'aide de cotons-tiges pour en extraire le pus, et ensuite soigner les plaies avec des mouchoirs alcoolisés, puis cacher les cicatrices sous une couche de crème anticernes, puis de fond de teint. Elle était vraiment devenue experte dans la médecine cosmétique !

C'était une bataille de chaque instant, de longues palabres pour lui dire ce qu'il faut faire, puis ça se terminait invariablement par des cris et des pleurs, ou bien des accès de colère, quand Paek Hwa lançait sur ma tête tout ce qu'elle trouvait, et quelquefois par la fenêtre, des assiettes, des verres, ou même des couteaux, et je n'osais pas regarder en dessous s'il y avait des morts. Ensuite, je devais essuyer les dégâts, et aussi les reproches de ma tante, « Tu es une ingrate, avec tout ce qu'on fait pour toi, tout ce qu'on fait pour t'aider dans la vie, si je n'étais pas là tu serais une mendiante dans la rue, ou bien tu n'as qu'à retourner auprès de tes pêcheurs, là-bas, au Jeolla-do, à écailler et vider les poissons sur le marché ». Qu'est-ce que je pouvais répondre à ça ?

C'est à cette époque que j'ai commencé à voyager dans la ville. Les cours à l'université n'occupaient qu'une partie de mon temps. J'utilisais l'autre à marcher dans les rues, ou à entreprendre de longs trajets ne bus et en métro. Au début, je voyageais dans les rues pour oublier les problèmes familiaux, la saleté de la chambre que je partageais avec ma cousine et les reproches incessants de ma tante. Dès que je quittais l'appartement, en claquant la porte de métal, descendant les marches abruptes qui menaient à la rue, je me sentais libérée d'un poids, je respirais plus librement, j'avais de l'énergie dans les les jambes et je souriais.

La rue, c'était mon aventure. Dans ma petite ville de la province de Jeolla-do, il ne se passe pas grand-chose. Le centre, c'était juste une ou deux rues, avec quelques boutiques, principalement des magasins de nourriture, et quelques restaurants, toute vie s'arrêtait à cinq heures du soir et la plus grande activité avait lieu tôt le matin, quand les tracteurs tiraient les charrettes remplies de choux et d'oignons. Nous vivions au rythme des fêtes, trois par an, la fête de Chuseok, le nouvel an et la fête des ancêtres, quand on s'occupe des tombeaux. Quand je suis arrivée à Séoul, il m'a semblé atteindre un nouveau monde. Les quartiers sont entourés de larges avenues sur lesquelles roule une mer d'autos et d'autobus, partant dans toutes les directions. Sur les trottoirs la foule est si compacte que j'ai dû apprendre à marcher sans cogner les gens qui viennent en sens inverse, ce qui veut dire, étant donné mon gabarit (je mesure 1,56 mètre et je pèse 43 kilos), que je devais faire des bonds pour les esquiver et parfois descendre du trottoir. Au début, j'ai accompagné ma tante dans ses courses, et ma cousine. Elles avaient une assurance qui m'impressionnait. Elles ne descendaient jamais du trottoir, mais, au contraire, se serraient l'une contre l'autre pour faire bloc et avançaient sans regarder sur les côtés. C'était la technique du char d'assaut ! Moi je restais prudemment en arrière, dans leur sillage. Je regardais chaque personne dans les yeux, ce qui ne se fait pas. Même, au commencement, je saluais les piétons dans la rue, surtout les personnes âgées, jusqu'à ce que ma tante me gronde : « Bitna, pourquoi tu souris à tout le monde ? Tu veux qu'on te prenne pour une handicapée ? » Paek Hwa se moquait de moi : « C'est une rurale, elle ne connaît pas la ville ! »

C'est durant cette première année que j'ai pris l'habitude de regarder les gens sans qu'ils s'en doutent. Ce n'est pas toujours facile. Il faut que tu trouves un bon poste d'observation, pas trop loin, mais pas trop près non plus. Dans le métro, il y a toujours le reflet dans les glaces, mais ce n'est pas toujours très net, et de plus, les gens te repèrent assez vite parce qu'ils se tournent vers les glaces et ils rencontrent ton reflet. Les autobus sont mieux, parce que c'est à la lumière du jour et que tu peux faire tes observations à travers les vitres. Sois les gens sont dans les voitures, et là tu les domines parce que le bus est plus haut, soit, lorsque le bus s'arrête ou avance lentement le long du trottoir, tu as le temps de bien les voir, et d'imaginer toute sorte de choses à leur sujet. D'où ils viennent, ce qu'ils font dans la vie, leurs soucis, leurs problèmes sentimentaux, leurs difficultés d'argent, ou bien ce qu'ils ont vécu autrefois, leurs souvenirs, leurs familles, leurs tristesses.

Alors j'avais un petit carnet, et je notais tout ce que je voyais, avec une description rapide des personnes :

Une dame de cinquante ans environ. Habillée dans un manteau noir un peu usé, des chaussures basses, elle porte un sac à main en imitation cuir avec deux boucles dorées, elle a les cheveux gris, frisés, des rides autour de la bouche. Elle vit à Gangnam, dans un immeuble, elle est divorcée, elle a un tout petit appartement, elle voudrait bien avoir un chien, mais c'est interdit par le règlement. Elle s'appelle Mme Nah Mi Sook. Elle a travaillé tout sa vie dans une banque, derrière une vitre, elle comptait les billets, elle effectuait les virements. Elle a démissionné avant d'avoir l'âge de la retraite. Elle a même songé à se suicider, mais elle n'en a pas eu le courage.

Quand le bus a démarré, elle a rencontré mon regard, elle a eu l'air surprise, elle a détourné les yeux, puis un instant après, le bus avançait lentement, je me suis retournée, et elle m'a souris.

Une jeune femme, seule au bord du trottoir, il n'y a pas d'arrêt de bus, elle a l'air d'attendre quelqu'un, son ami vient la chercher en voiture, il est déjà très en retard, elle a une ride impatiente entre les sourcils. Elle pense qu'elle devrait s'en aller, mais ses pieds restent rivés au sol, elle ne peut pas bouger, c'est comme dans un mauvais rêve... Je voudrais l'appeler Mlle Koh Eun-Jee, je trouve que ce nom lui va bien. Peut-être demain si je prends le même bus, le numéro 660, elle sera encore là au même endroit. Son ami a décidé de rompre, il ne répond plus au téléphone, et elle n'ose pas aller chez lui, parce qu'il est marié.

Une vieille femme, elle doit venir du sud, je reconnais son visage noirci par le soleil, son dos est cassé par le travail dans les champs, elle est venue ici pour accompagner sa fille et sa petite-fille à l'hôpital, elle a peur d'arriver en retard au rendez-vous, elle se précipite vers le bus, puis elle se recule, ses yeux sont tout petits, elle a des rides en patte-d'oie sur les joues, un grain de beauté sur l'arête du nez. Sa fille s'appelle Youn Jin, elle est mariée depuis trois ans avec un contrôleur, et sa petite-fille s'appelle Yunja, elle a choisi un nom qui ressemble au sien, bien que ça ne se fasse normalement qu'entre soeurs, elle a aussi un nom chrétien, Maria, parce que le contrôleur est chrétien.

Je note les noms, les lieux, comme si je devais revoir ces personnes, mais je sais bien que je ne les reverrai jamais, la ville est si grande, on pourrait marcher un million de jours sans rencontrer deux fois la même personne, même si le proverbe dit : On se reverra un jour ou l'autre sous le ciel de Séoul.

Ensuite j'ai trouvé le meilleur endroit pour observer les gens. C'est dans la grand librairie à Jongno, lorsque je finis les cours, je prends le métro pour aller dans le sous-sol où sont tous les livres. Pour moi c'était incroyable, avoir accès à tous ces livres, parce que chez nous au Jeolla-do, il n'y avait pas d'argent pour en acheter, je n'avais que ceux de l'école qui étaient très usés, salis, graisseux, avec des pages gribouillées par les générations d'écoliers qui les avaient eus entre les mains. Alors quand j'ai découvert ce monde, je ne pouvais plus m'en passer. Chaque jour, en sortant des cours, j'allais à la librairie, et je m'installais dans un coin pour regarder les livres et les gens. J'ai tout de suite aimé le rayon des livres étrangers. Je prenais les volumes au hasard dans les rayons, et je commençais à les lire. J'ai lu les romans de Dickens, il y en a un que j'aimais beaucoup, Le Grillon du foyer. Je commençais à lire, et tout disparaissait autour de moi, j'écoutais la musique de la grande marmitte sur le feu, et la chanson du grillon qui sifflait dans la cendre, quelque part, sans qu'on le voie, et j'imaginais que j'étais dans cette grande chambre près du feu, et que j'écoutais la voix de Charles Dickens en train de me raconter cette histoire, pour moi seule, dans la langue anglaise. Ou bien c'étaient des romans de Mazo de la Roche, La Naissance de Jalna, ou encore Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent, et plus tard j'ai trouvé la collection des contes d'Edgar Allan Poe, je lisais Le Chat noir, le Portrait ovale, les mots m'envoûtaient, j'oubliais l'heure. Je lisais aussi les livres en français, car depuis deux ans j'avais décidé d'apprendre cette langue, si douce et musicale. Il y avait seulement quelques recueils, entre autres les poésies de Jacques Prévert que j'aimais beaucoup.

Parfois, un jeune homme venait, il s'installait à côté de moi, il me regardait lire, et son regard était tellement insistant que je devais quitter le livre des yeux. « Excusez-moi, disait-il, mais le magasin doit fermer dans cinq minutes. » J'étais troublée, je rougissais, j'essayais de trouver une raison : « Je n'arrive pas à décider quel livre je vais acheter, je suis désolée. » Lui inclinait la tête poliment, comme si ça n'avait pas d'importance. « Non, non, vous n'avez pas besoin de décider tout de suite, vous pouvez revenir demain. » Il n'était pas très grand, il avait de jolis yeux noirs en amande, et le nez fin, j'ai pensé que je pourrais l'inclure lui aussi, un jour, dans mes personnages favoris. J'ai inventé tout de suite son nom, je l'ai appelé M. Pak.

C'est dans la librairie que j'ai vraiment commencé à observer les gens. Le bus, le métro ou les trottoirs des rues n'étaient pas de bons endroits, parce que les gens bougeaient trop, marchaient vite, s'en allaient en courant. Ou bien, au contraire, ils s'arrêtaient et c'était moi qui devenais l'objet de l'observation, la chose la plus terrible qui pouvait m'arriver, parce qu'en réalité ce que je voulais, c'était rester invisible, voir sans être vue.

Un jour, pourtant quelque chose a changé dans ma vie. Comme je venais de remettre un livre dans les rayons, après l'avoir parcouru, M. Pak est venu me parler.

« Venez, m'a-t-il dit. J'ai quelque chose à vous montrer. »

Je ne savais pas ce qu'il voulait, mais je l'ai suivi docilement. Peut-être que j'ai imaginé un instant qu'il allait me proposer de travailler dans la librairie, et c'était mon rêve, parce que j'aime beaucoup lire, et que j'avais beaucoup besoin d'argent. Ma tante n'arrêtait pas de me dire, pour un oui pour un non, « Tu nous coûtes très cher, il va falloir trouver une solution pour payer tes études, ton logement ». Ma cousine le savait et elle était encore plus horrible, elle faisait exprès de tout déranger dans la chambre, pour le plaisir de me voir ranger après elle.

    M. Pak a ouvert le tiroir de son bureau, et il m'a tendu une lettre. C'était écrit à la machine, et cela disait exactement ceci :

Je m'appelle Kim Se-Ri, mais je préfère Salomé, je ne peux plus sortir de chez moi à cause de la maladie. J'attends celui, celle qui viendra me raconter le monde, j'aime beaucoup les histoires. Ceci est une annonce sérieuse, en échange de vos histoires je vous donnerai un bon salaire.

Suivait un numéro de téléphone.

M. Pak m'a tendu la lettre et machinalement je l'ai prise, je l'ai pliée et je l'ai mise dans mon sac avec mes livres et mes cahiers de cours d'anglais. Je n'y ai plus pensé pendant quelques jours, et puis j'ai retrouvé la lettre, j'ai décroché le téléphone et j'ai appelé Salomé..."

JMG Le Clézio - Bitna, sous le soleil de Séoul



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