Le Trochiscanthe nodiflore [TN]

n°600 (2017 - 51)

mardi 26 décembre 2017

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre : [ici] ou [ici]
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  JS Bach -
Oratorio de Noël
"Grosser Herr und starker König"

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Je viens de mettre en ligne un calendrier pour
cette nouvelle année 2018.

Pour le télécharger directement au format pdf
(1 800 ko)
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(puis imprimer-le sur du papier cartonné)

Les images ci-dessous en constituent les illustrations.

Bonne et heureuse année 2018

à toutes et tous.

Merci de votre fidélité.


"Il y a sur la terre de beaux moments bien tranquilles.

[…]


Il y avait tant de lumière qu’on voyait le monde dans sa vraie vérité, non plus décharné de jour mais engraissé d’ombre et d’une couleur bien plus fine. L’œil s’en réjouissait. L’apparence des choses n’avait plus de cruauté mais tout racontait une histoire, tout parlait doucement aux sens. La forêt là-bas était couchée dans le tiède des combes comme une grosse pintade aux plumes luisantes.

« Et, se dit Jourdan, j’aimerais bien qu’il me trouve en train de labourer… »"

Jean GIONO - Que ma joie demeure




  Portraits d'Oiseaux
(à l'affût)
12 route de Salins
Courvières
(Haut-Doubs)

Bonus

"Au bord de la forêt Grémone, il y avait un champ de verveines. C’était un endroit solitaire. De là, on voyait l’étang. Les martins-pêcheurs faisaient le voyage d’un coup d’aile. Ils venaient dormir au frais sous les feuilles velues. Il y en avait parfois plus de cinquante, accroupis sous l’herbe. Le soleil faisait luire le poil des feuilles et le petit liséré d’œil que les martins-pêcheurs gardent ouvert même quand ils dorment. Quand le fond de l’herbe était bleu, ce n’était pas l’ombre mais l’aile d’un oiseau. Cette verveine perlée a l’odeur fine et pénétrante.

Le martin-pêcheur sent le poisson, surtout le petit bourrelet jaune, à la charnière du bec et tout le long des quatre longues plumes rouges qui charpentent ses ailes. Car c’est avec ces plumes dures qu’il frappe les poissons, sous les nageoires de devant pour leur faire éclater la vessie d’air.

Le cerf rencontra des buis qui étaient restés roux. Il essaya d’en manger. Les petites feuilles dures se collaient au palais. Mais il mâchonna un morceau de branche de buis. C’était une vieille plante qui n’avait plus que la sève d’automne. Une grande amertume. Le cerf secoua la tête. C’était pour chasser des images qui étaient entrées dans sa tête en même temps que l’odeur amère du vieux buis. Il avait vu les hautes assises des montagnes à l’endroit où les pâturage montants s’arrêtent brusquement dans le ciel. Il piétina la touffe de buis. Il entendit venir un vent d’oiseaux, puis plus rien."

Tous les textes sont extraits de Jean GIONOQue ma joie demeure


GF Händel -
L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato HWV55
(version intégrale - Ode pastorale inspirée d'un poème de John Milton)

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Janvier

"Les yeux regardaient l’oiseau, mais le regard est en forme de rayon, et au dessus, il y a une zone où on voit les choses sans se les nommer parce que c’est le halo du rayon de l’œil. Ce que l’on voit dans ce halo, c’est toujours déformé comme ce qu’on voit dans le brouillard.

Il sembla que le ciel faisait comme le couvercle d’une caverne où des gouttes d’eau se forment, se gonflent, et d’où elles tombent. L’illusion y était en plein ; même l’éblouissement de lumière des gouttes d’eau traversées de soleil dans leur chute. Mais, dès que tout cela arrivait dans le regard toujours fixé sur le petit verdier ébouriffé, si verdelet, si goulu et déjà si chuintant ce n’étaient plus des gouttes d’eau, c’étaient des oiseaux. Des autres. On avait la tête pleine de deux images : la caverne d’azur, les grosses gouttes, le bruit enfantin des eaux sonores et puis, non, voilà des oiseaux, et la caverne c’est le ciel, et le bruit c’est les oiseaux qui chantent, et le mordoré ce n’est pas le fugitif du soleil mais ce sont les plumages de toutes les couleurs qui s’ouvrent, et froutent, et freinent pour que l’oiseau puisse se poser doucement dans le blé."

Février

"Un oiseau venait de passer. On ne savait pas encore de quelle race il était. Il avait fait seulement un petit éclair avec ses ailes. Il volait vers Fra-Joséphine. Il eut l’air de s’écraser su le ciel. Tout ouvert, ailes et plumes de la queue où l’on put voir un peu de couleur rouge. Il se freinait de toutes ses forces. Il s’arrêtait, ventre au vent ; déjà il tombait quand il piocha d’un grand coup avec ses plumes. Il revenait. Il courbait son vol comme le vent qui abaisse la branche courbe du saule et au bout est la fleur. Il frappa le tas de blé à plein fouet. Il se secoua. Il était étonné. C’était un verdier. Il ne pensa même pas à chanter un petit coup. Il se mit à manger.

[…]

Il était tout ébouriffé de froid. Trois fois plus gros que d’ordinaire. Les rémiges d’or largement écartées laissaient voir son duvet de dessous-plume. Son ventre était fleuri de blanc, comme du coton de clématite sur l’herbe. Il mangeait."


Mars

"Le vent bleu monta de la mer.


Il est chargé de nuages. Il souffle seulement au printemps. Il traîne sous lui la pluie et la chaleur. Il couche de grandes ombres sur les prés, sur les terres où le blé pousse, sur les bosquets d'arbres. Ces ombres, épaissies par le reflet des sèves nouvelles. sont les plus bleues de toutes les ombres .. Le ciel est entièrement habité d'un bout à l'autre par d'immenses nuages à forme d'hommes monstrueux, ou de bêtes, ou de chevaux. Le vent les emporte. les traîne et les pousse et surtout il les anime d'une grande vie qui n'est pas enfermée dans chaque nuage, homme, bête ou cheval, mais qui passe de l'un à l'autre sans barrière ; si bien qu'à tout mo­ment, la forme de l'homme coule doucement en échine de bête, le cheval a fait un bond gigantesque, puis il a laissé couler ses jambes épaissies, ses cuisses, ses sabots se sont rejoints et il est devenu comme une montagne : sa crinière est une forêt d'arbres. Puis, tout de nouveau coule et glisse avec toutes les formes du monde. Le ciel est dans une grande passion."

GF Händel -  "Haste thee, nymph"
extrait de "L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato
"

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Avril

"Au milieu de la paix de l’hiver, les hommes retrouvaient d’anciennes joies dans tous les détours de leurs corps. Il y en avait aux aisselles, aux coudes, aux genoux et à cette partie des épaules qui affleurait le col de la chemise plus sensible au froid puis au chaud. A toutes ces joies on pouvait donner des noms de bêtes. Il y avait des joies de chien dans l’échine : s’étirer, sentir le chaud qui montait le long des reins comme la poussée d’une plante avec des rameaux de chaleur et de grandes feuilles de chaleur veloutées et vivantes qui se repliaient doucement sur la poitrine pour garder le cœur et les poumons comme dans un cocon de ver à soie. Il y avait des joies de renard dans les jambes qui marchaient sur les chemins gelés et qui, malgré le froid, roulaient dans la bonne huile. La souplesse des jarrets, le froid qui saisissait la peau et un centimètre de chair tout autour de la jambe, mais, des profondeur du corps coulait un sang brûlant qui descendait dans les jambes et, la cuisse, le genou, le mollet, la cheville et le pied commençait à exister avec une très grosse puissance. Ça ne faisait plus partie de l’homme, mais ça faisait partie du monde, comme la montagne, le torrent, le nuage ou le grand vent. On pouvait marcher tout le jour pour le bonheur de marcher. Il y avait des joies d’oiseau à respirer l’air glacé – et pendant ce temps les feuillages du sang entouraient les poumons avec de grandes feuilles veloutées, brûlantes comme de la soie."

Mai

"C’était une nuit extraordinaire.

Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit.

Jourdan ne pouvait pas dormir. Il se tournait, il se retournait.

« Il fait un clair de toute beauté », se disait-il.

Il n’avait jamais vu ça.

Le ciel tremblait comme un ciel de métal. On ne savait pas de quoi puisque tout était immobile, même le plus petit pompon d’osier. Ça n’était pas le vent. C’était tout simplement le ciel qui descendait jusqu’à toucher la terre, racler les plaines, frapper les montagnes et faire sonner les corridors des forêts. Après, il remontait au fond des hauteurs."

Juin

"Dehors, pas de bruit. La lune glissait le long des montagnes de l’ouest. Les loutres étaient parties. Un chat-huant guettait sans bruit sur la poulie du grenier. De temps en temps il ouvrait ses yeux rouges. L’étang suçait doucement les sables de ses petites plages. Les champs étaient noirs. La terre labourée ne se laisse pas éclairer par la lune. Seuls luisaient les talus d’herbe. La brume s’était fondue. Sous un amandier fleuri le renard se léchait les pattes. Les sauterelles vertes chantaient. Elles étaient toutes immobiles sur les chardons pelucheux qui gardent la chaleur du jour. L’herbe s’étira. Un rayon de lune se refléta dans une longue feuille d’avoine. Le reflet éclaira les yeux de pierre d’une sauterelle. Le renard s’arrêta de lécher ses pattes. Il regarda ces deux petits points d’or. Il se mussa, sauta, la sauterelle lui partait d’entre les pattes. Le renard la vit luire et s’éteindre. Il sauta sur place comme pour essayer de mordre la nuit puis il se coucha et hurla doucement.
Loin vers la forêt, au-delà de la route, un perdreau entendit, s’éveilla, vola d’un vol court. Il retomba dans l’herbe, s’endormit, retrouva sa peur, s’envola, retomba, s’endormit, et il resta enfin dans l’herbe, frissonnant mais alourdi de nuit."

GF Händel - 
"Sweet bird, that shunn'st the noise of folly"

extrait de "L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato"

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Juillet

"Voilà ce qu'on voyait : la terre qui montait vers la forêt. Elle cachait les troncs. Dépassant la terre, les branchages noirs. D'autant plus noirs qu'ils étaient plus chargés de neige. Puis, le ciel clair, net, pur et, comme on était abrité du soleil, un ciel terrible dont on pouvait voir l'infinie viduité, l'infinie solitude, la cruauté effrayante et sans borne. Et, ce ciel, révérence parler, il se cassait la gueule sur le toit de la ferme ; voilà ce que je veux dire : ce ciel était fait pour s'en aller, tel qu'il était, jusqu'à la fin du temps, de l'espace et de la durée. Et celui qui aurait pu le peupler d'une algue grosse comme le pouce ou d'un lichen rond comme l'ongle, il aurait été fort, croyez-moi. Mais, de la porte de l'étable on le voyait brusquement finir au ras des tuiles, coupé par le bord de la toiture en dents de scie. A partir de là, ça n'était pas grand-chose, si vous voulez, mais c'était la joie et l'amour. Il n'y avait plus de monde insensible. Il y avait des tuiles d'argile cuite, la dentelle de la génoise, la joue fraîche du toit. L'homme, on a dit qu'il était fait de cellules et de sang. Mais en réalité il est comme un feuillage. Non pas serré en bloc mais composé d'images éparses comme les feuilles dans les branchages des arbres et à travers desquelles il faut que le vent passe pour que ça chante. Comment voulez-vous que le monde s'en serve s'il est comme une pierre ? Regardez une pierre qui tombe dans l'eau. Elle troue. L'eau n'est pas blessée et la voilà qui fait son travail d'usure et de roulis. Il faut qu'à la fin elle gagne et la voilà au bout de sa course qui aplatit à petits coups de vagues la boue docile de ses alluvions. Regardez une branche d'arbre qui tombe dans l'eau. Soutenue par ses feuillages elle flotte, elle vogue, elle ne cesse jamais de regarder le soleil. A la fin de sa transformation elle est le germe, et des arbres et des buissons poussent de nouveau dans les sables. Je ne dis pas que la boue est morte. Je ne dis pas que la pierre est morte. Rien n'est mort. La mort n'existe pas. Mais, quand on est une chose dure et imperméable, quand il faut être roulé et brisé pour entrer dans la transformation, le tour de la roue est plus long. Il faut des milliards d'années pour soulever le fond des mers avec des millimètres de boue, refaire des montagnes de granit. Il ne faut que cent ans pour construire un châtaignier en dehors de la châtaigne et, quiconque a senti un jour de printemps sur les plateaux sauvages l'odeur amoureuse des fleurs de châtaignes comprendra combien ça compte de fleurir souvent."

Août

"Oui, la maison, c’était de la joie et de l’amour. Jourdan ne pensait pas aux traces de mains humaines sur l’argile des tuiles et que le pouce du maçon avait marqué le mortier en construisant le mur. Mais il pensait à ce blé là-bas plein d’oiseaux affamés. Les grains n’avaient pas de couleur quand il les avait entassés au milieu de l’aire éblouissante. Maintenant, brillant comme du riz, il volait dans le fouettement des ailes d’or. Il se souvenait que tout à l’heure il avait vu le verdier prendre un grain dans son bec, relever le tête, avaler. Il ne pensait pas plus loin, de ce côté. En réalité, ça n’était pas une pensée mais un travail secret dans son corps. Il était obligé d’avaler souvent sa salive. Il était ivre. Il venait de perdre le sens pauvrement humain de l’utile. Il ne pouvait plus s’appuyer de ce côté. Il ne pouvait pas encore s’appuyer du côté de l’inutile, mais il entendait venir la flûte qui chante pour les lépreux."

Septembre


"En arrivant à sa ferme, Jacquou eut soif. Il avait semé tout le jour. Sa bouche avait le goût de la balle de blé . Le goût du vin « J'ai vu, dit-il, là-bas air fond, du côté de la Jourdane, deux petites choses grosses comme des mouches. Ça devait être Jourdan et Bobi. » Il s'en alla jusqu'à sa cave. C'était un silo étroit creusé dans lui tertre, à vingt pas derrière la ferme. C'était bouché par une porte de pierre. Dedans, ça faisait la chambre. Il entra. C'était frais et ça sentait la racine. Il mâchait dans sa bouche le goût de terre et de blé. Dans l'ombre, il savait où se trouvait le puise-bois. C'était une grosse écuelle creusée dans un billot de bouleau. Il la mit sous la chantepleure et il la remplit. Il but à même. Le goût de blé, et de terre descendit dans son ventre. Dans sa bouche, il eut le goût du vin. C'était son vin. C'était du vin neuf fait d'un mois avec les raisins de vingt rayons de pauvre vigne. C'était un peu vert, mais c'était fait. Plus de douceur. Toute la douceur du raisin était changée d'âpreté sur la langue et dans cette chaleur qui lui flambait soudain aux boyaux. « La vie est belle », dit-il."

GF Händel - 
"Hide me from day's garish eye"
extrait de "L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato
"

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Octobre

"Partout les bourgeons s’ouvraient ; tous les arbres allumaient peu à peu des feuilles neuves. C’était comme la lueur de plusieurs lunes. Une lueur blanche pour les feuilles d’aulnes, les pétales d’érables, les feuilles de fayards, la mousse des peupliers ; une lueur mordorée pour les bouleaux dont le petit feuillage reflétait les troncs et se reflétait dans l’écorce ; une lueur de cuivre pour les saules ; une lueur rose pour les alisiers et un immense éclairage vert qui dominait tout, la lueur des feuillages sombres, les pins, les sapins et les cèdres.
Les odeurs coulaient toute fraîches. Ça sentait le sucre, la prairie, la résine, la montagne, l’eau, la sève, le sirop de bouleau, la confiture de myrtille, la gelée de framboise où l’on a laissé des feuilles, l’infusion de tilleul, la menuiserie neuve, la poix de cordonnier, le drap neuf. Il y avait des odeurs qui marchaient et elles étaient si fortes que les feuilles se pliaient sur leur passage. Et ainsi elles laissaient derrière elles de longs sillages d’ombres. Toutes les salles de la forêt, tous les couloirs, les piliers et les voûtes, silencieusement éclairés, attendaient.
De tous les côtés on voyait les profondeurs magiques de la maison du monde."

Novembre

"Vous avez peut-être un peu trop employé la terre de borne à borne. L’homme fait bien, je ne dis pas le contraire, mais le monde ne fait pas mal, remarquez.

Il dressa son doigt en l’air.


- Il faudrait de l’aubépine, des haies, border les champs, non pas our la barrière, mais vous prenez trop de terre pour le labour. Laissez-en un peu pour le reste. C’est assez difficile à faire comprendre, hé ?

Jourdan se frottait les joues.

- J’écoute, dit-il.

- Voilà, dit l’homme, que l’aubépine est inutile et puis qu’avec son ombre, tu me diras, elle mange d’un côté le bon des graines et que de l’autre côté, côté soleil, elle mange aussi le bon des graines avec son abri. Car, l’abri de l’aubépine est sec et souple et c’est beaucoup aimé par un tas de bêtes fouineuses, je sais. Mais, justement, ça serait trop long à dire. Une chose seulement, pour te faire comprendre. Si tu comprends ça, tu comprends tout. Avec de l’aubépine il y a des oiseaux. Ah !"

Décembre

"Marthe venait avec un drap. C'était en guise de nappe. Barbe apporta les assiettes, Honorine la corbeille à fourchettes.

« Un grand plat », demanda Jacquou.

Il débrocha le chevreau.


C'était midi. Les grillons chantaient. La terre mouillée sentait fort. Le vent était tombé. Le soleil semblait faire un moment de repos. On le sentait lourd et abandonné.

Le chevreau s'était gardé entier malgré les louchées de jus que Jourdan lui avait fait entonner par toutes les ouvertures de sa peau. Il glissa du bout de la broche sur le grand plat. Il s'installa de son propre poids, avec ses os rôtis et sa chair d'or. Le jus se mit à suinter de lui et à monter peu à peu tout autour.

Honoré pensait à son lièvre. Il attendait que le beau-père ait fini de débrocher le chevreau. Lui voulait débrocher le lièvre, mais Jacquou n'en finissait que très lentement de racler la broche avec la fourchette."

GF Händel -  "As steals the morn upon the night"
extrait de "L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato"

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Bonus II
(pour la carte de voeux !)

"Puis le silence. On approchait de la forêt. Les feuilles n'étaient pas encore dépliées. La forêt ne parlait pas. Les bourgeons de la Lisière qui étaient de clairs bourgeons de fayards et d'aulnes à profusion faisaient devant la route une barrière phosphorescente. « La forêt est molle », dit Marthe. Les bourrasques silencieuses couraient sur la lande. Elles arrivaient avec un tambour de vent, un crépitement de pluie. Elles étaient passées. L'eau était tiède. Il en restait deux ou trois gouttes sur le visage. La Croix-Chauve était, au milieu du bois, la rencontre de la route et d'une tranchée forestière. On avait à l'entour arrondi une clairière en rasant les arbres. La nuit était éclairée par les étoiles laiteuses et par la lueur des bourgeons. La forêt était toute en charpente, en piliers et en poutrelles. Les nuages passaient avec la petite pluie qui sifflait comme une couleuvre en s'enroulant dans les branches. Un moment, ils apportaient l'ombre opaque. Mais, dans tout ce gui n'était pas sous le nuage on pouvait voir l'échafaudage des arbres, la transparence des branches qui allaient, comme des poutres, de piliers en piliers sans porter de toiture et entre le feuillage desquelles continuait à trembler le ciel brasillant. Puis le nuage s'en allait. On voyait tout près de soi monter le tronc luisant d'un fayard, puis le corps d'un bouleau lisse et portant comme un pilier de marbre une frise de mousse à l'endroit où les branches venaient s'appuyer sur lui. De loin en loin, suivant le flagellement de la pluie qui vernissait des buissons d'aulnes aux bourgeons éclatants puis s'en allait pour les laisser à leurs lueurs."

Jean GIONO - Que ma joie demeure




Suggestion de lecture
:

"Il faut rire de tout. C’est extrêmement important. C’est la seule humaine façon de friser la lucidité sans tomber dedans.

Le rire. Parlons-en, et parlons-en maintenant. Les questions qui me hantent sont celles-ci :

Peut-on rire de tout ?

Peut-on rire avec tout le monde ?

À la première question, je répondrai oui sans hésiter. S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s’il est vrai que le rire sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort. Au reste, est-ce qu’elle se gêne, elle, la mort, pour se rire de nous ? Est-ce qu’elle ne pratique pas l’humour noir, elle, la mort ? Regardons s’agiter ces malheureux dans les usines, regardons gigoter ces hommes puissants, boursouflés de leur importance, qui vivent à cent à l’heure. Ils se battent, ils courent, ils caracolent derrière leur vie, et tout à coup ça s’arrête, sans plus de raison que ça n’avait commencé, et le militant de base, le pompeux PDG, la princesse d’opérette, l’enfant qui jouait à la marelle dans les caniveaux de Beyrouth, toi aussi à qui je pense et qui as cru en Dieu jusqu’au bout de ton cancer, tous, tous nous sommes fauchés un jour par le croche-pied rigolard de la mort imbécile, tandis que les droits de l’homme s’effacent devant le droit des asticots.

Alors : quelle autre échappatoire que le rire, sinon le suicide, poil aux rides ?

À la deuxième question, peut-on rire avec tout le monde ? je répondrai : c’est dur.

Personnellement, il m’arrive de renâcler à l’idée d’inciter mes zygomatiques à la tétanisation crispée. C’est quelquefois au-dessus de mes forces, dans certains environnements humains : la compagnie d’un stalinien pratiquant me met rarement en joie. Près d’un terroriste hystérique, je pouffe à peine, et la présence à mes côtés d’un militant d’extrême droite assombrit couramment ma jovialité monacale.

Attention, ne vous méprenez pas sur mes propos, je n’ai rien contre les racistes, c’est plutôt le contraire.

(…)

Je sortais récemment d’un studio d’enregistrement, accompagné d’une pulpeuse comédienne avec qui j’aime bien travailler, non pas pour de basses raisons sexuelles, mais parce qu’elle a des nichons magnifiques.

Nous grimpons dans un taxi, sans bien nous soucier du chauffeur, un monotone quadragénaire de type romorantin couperosé de frais, en poursuivant une conversation du plus haut intérêt culturel, tandis que la voiture nous conduit vers le Châtelet. Mais, alors que rien ne le laissait prévoir, et sans que cela ait le moindre rapport avec nos propos, qu’il n’écoutait d’ailleurs pas, cet homme s’écrie soudain :

Eh bien moi, les Arabes, je peux pas les saquer.

Ignorant ce trait sans appel, ma camarade et moi continuons notre débat. Pas longtemps. Trente secondes plus tard, ça repart :

Les Arabes, vous comprenez, c’est pas des gens comme nous. Moi qui vous parle, j’en ai eu comme voisins de palier pendant trois ans. Merci bien. Ah les vaches. Leur musique à la con, merde. Vous me croirez si vous voulez, c’est le père qui a dépucelé la fille aînée. Ça, c’est les Arabes.

Ce coup-ci, je craque un peu et dis :

Monsieur, je vous en prie. Mon père est arabe.

Ah bon ? Remarquez, votre père, je ne dis pas. Il y en a des instruits. Oui votre père, je ne dis pas. Mais les miens, d’Arabes, pardon ! ils avaient des poulets vivants dans l’appartement et ils leur arrachaient les plumes rien que pour rigoler. Et la cadette, je suis sûr que c’est lui aussi qui l’a dépucelée. Ça s’entendait. Mais votre père, je ne dis pas. De toute façon, les Arabes, c’est comme les Juifs. Ça s’attrape par la mère.

Cette fois, je craque vraiment.

Ma mère est arabe.

Ah oui ? Alala, la Concorde, à cette heure-là, il n’y a pas moyen. Avance, toi, eh connard ! Mais c’est vert, merde. Voilà, 67, rue de La Verrerie, nous y sommes. Ça fait 32 francs.

Je lui donne 32 francs.

Eh, eh, vous n’êtes pas généreux, vous alors !

C’est comme ça, me vengé-je enfin. Je ne donne pas de pourboire aux Blancs !

Alors cet homme, tandis que nous nous éloignons vers notre sympathique destin, baisse sa vitre et me lance :

Crève donc, eh, sale bicot.

À moi qui ai fait ma communion à la Madeleine !

Voilà, voilà un homme qui se trompait de colère. La crainte de sombrer dans la démonstration politico-philosophique m’empêche de me poser avec vous la question de savoir si ce chauffeur était de la race des bourreaux ou de la race des victimes, ou des deux, ou plus simplement de la race importune et qui partout foisonne, celle, dénoncée par Brassens, des imbéciles heureux qui sont nés quelque part.

En un mot comme en cent, chers habitants hilares de ce monde cosmopolite, je conclurai ma réflexion zygomatique en répétant inlassablement qu’il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un Juif que de jouer au Scrabble avec Klaus Barbie..."

  Pierre Desproges - Tribunal des flagrants délires (1982)



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