Trochiscanthe nodiflore n°575 (2017-26)

Suggestion de lecture :

"Malabourg

Dans la mythologie chinoise on dit que la voix du lóng, puissante comme le feu dont il serait à la fois la maître et la mère, évoque le bruit de casseroles qui s'entrechoquent, heurtées. A la fin du mois de mai, la langue de feu du dragon qui serpentait à travers la ville dans un silence respectueux des chants des manifestants s'est élevée à son tour, à la tombée de la nuit, bouleversant le sommeil léger des enfants et les voisins grincheux, animant les parvis et les balcons, égayant les rues dans le demi-jour, faisant naître des amitiés de printemps. Le soleil s'est couché pendant quelque temps dans un concert de casseroles, puis, peu après la Saint-Jean, la voix de feu est retournée dans le ventre du lóng.

Mina et Alexis avaient joué le jeu politique du soir, sur le balcon de l'appartement ou devant la boutique, avec les voisins qu'ils avaient appris à connaître, munis comme eux d'un ustensile et d'une casserole dont ils avaient fait bon usage pour manifester, dans ce dynamisme renouvelé qui plaisait davantage à Alexis que les marches risquées et escortées de la nuit.

L'été tire à sa fin. Formule en poche, nom de parfum en tête, Alexis a mis en bouteille les odeurs de ces fleurs dont il sait que combinées de la sorte elles n'ont pas d'histoire, ne font plus d'histoires, mais en racontent une. La puissance du lóng tiré momentanément de son sommeil de chimère et le bruit de casseroles qui lui tenait lieu de voix, transmués en odeur, exaltent à leur tour les roses de Malabourg.

Le pays a mis en circulation pour les fêtes du Nouvel An chinois une collection de timbres à l'effigie du dragon oriental. Si le lóng n'a pas dérangé les démons de Postes Canada, Alexis devrait recevoir en septembre les premières bouteilles d'extrait et d'eau de parfum de sa composition.

Formulation (nom et proportion des matières premières), pesée, macération du concentré, dilutions (extrait, 20% ; eau de parfum, 12%), nouvelle période de macération, glaçage, filtrage, remplissage et conditionnement dans des flacons d'opaline (eau de parfum) et de cristal (extrait) : voilà, c'est l'équation magique qui fait entrer un monde dans une fiole.

Alexis a établi la formule dans son laboratoire à Montréal, mais il n'est pas Chanel, ni Hermès, ni Patou, il confie dans la fabrication de ses concentrés à une équipe possédant robots et matières premières contrôlées et de la meilleure qualité. Il fait naturellement appel à une équipe de Maurice Carre. Le vieux maître, retraité, suit de loin, avec la bienveillance d'un patriarche fier de ses petits, la transformation alchimique des rêves de son ancien assistant, dont il a bien compris qu'il était amoureux.

Lorsqu'il fait 32°C et qu'on sue par tous les pores, on oublie que le Québec est un grand séducteur, viril et manipulateur comme le ciel, soufflant le chaud et le froid.

Les rafales de septembre atteignent quatre-vingt-dix kilomètres à l'heure et charrient des branches d'arbres faibles qui attendaient un coup de vent pour mourir, des couvercles de poubelles, des détritus. Elles réveillent les mémoires paresseuses et brassent les souvenirs. Le vent est chaud et puissant, il annonce l'équinoxe d'automne. Les soirées de septembre on un charme violent qui manque au jour. Mais le lóng n'a pas fini son travail. Le ciel, qui lui offre d'ordinaire un lit, un espace dans lequel cette belle bête s'illustre sous la forme d'un nuage, manipulera encore les foules pendant la saison. Et l'on se demandera, à part soi lorsqu'on craint le ridicule, comme si la nature était autre chose qu'elle-même, si le ciel est creux.

Alexis avait rencontré à Grasse, en août, l'équipe du maître Carre. On lui avait présenté sa création dans les deux concentrations. Il avait rapporté de son voyage six modèle de flacons, parmi lesquels il avait choisi les deux plus sobres. Un flacon d'opaline en forme de goutte, légèrement teinté citrine avec bouchon or. La petite fiole de 7,5 ml, d'une amphore de cristal ornée d'une spinelle de Mahenge de 3 mm de diamètre, protègerait l'extrait..."