Le Trochiscanthe nodiflore [TN]

n°550 (2017 - 01)

mardi 3 janvier 2017

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
explications sur le nom de cette lettre : [ici] ou [ici]
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  JS Bach -
"Folia"
de la Cantate BWV 212
"des Paysans"

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Je viens de mettre en ligne un calendrier pour
cette nouvelle année 2017.

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(1 800 ko)
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(puis imprimer-le sur du papier cartonné)

Les images ci-dessous en constituent les illustrations.

Bonne et heureuse année 2017

à toutes et tous.

Merci de votre fidélité.


"Je gagnai les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu. Je ne voulais pas vivre ce qui n’était pas la vie, la vie est si chère ; plus que ne voulais pratiquer la résignation, s’il n’était tout à fait nécessaire. Ce qu’il me fallait, c’était vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie, couper un large andain et tondre ras, acculer la vie dans un coin, la réduire à sa plus simple expression... "

HD Thoreau - Walden ou "la Vie dans les Bois"



  L'Entonnoir de Bouverans
et les Tourbières de Frasne
(Haut-Doubs)

Bonus
(pour la carte de voeux !)

"Le décor de Walden est d’humbles dimensions, et, quoique fort beau, n’approche pas du grandiose, plus qu’il ne saurait intéresser qui ne l’a longtemps fréquenté ou n’a habité près de sa rive ; encore cet étang est-il assez remarquable par sa profondeur et sa pureté pour mériter une description particulière. C’est un puits clair et vert foncé, d’un demi-mille de long et d’un mille trois quarts de circonférence, d’une étendue de soixante et un arpents et demi environ ; une source perpétuelle au milieu de bois de pins et de chênes, sans la moindre entrée ni sortie visibles sauf par les nuages et l’évaporation. Les collines qui l’entourent, s’élèvent abruptement de l’eau à la hauteur de quarante à quatre-vingts pieds, bien qu’au sud-est et à l’est elles atteignent près de cent et cent cinquante pieds respectivement, dans le rayon d’un quart et d’un tiers de mille. Elles sont exclusivement boisées. Toutes nos eaux de Concord ont deux couleurs au moins, une lorsqu’on les contemple à distance, et une autre, plus particulière, de tout près. La première dépend surtout de la lumière et suit le ciel. En temps clair, l’été, elles paraissent bleues à une petite distance, surtout si elles sont agitées, et à une grande distance toutes ont le même aspect. En temps d’orage elles sont parfois couleur d’ardoise sombre. La mer, cependant, passe pour bleue un jour et verte un autre sans perceptible changement dans l’atmosphère. J’ai vu notre rivière, alors que le paysage était couvert de neige, à la fois glace et eau presque aussi verte qu’herbe. Certains voient dans le bleu « la couleur de l’eau pure, soit liquide soit solide ». Mais regarde-t-on droit sous soi nos eaux du bord d’un bateau, qu’on les voit être de couleurs très différentes. Walden est bleu à certains moments et vert à d’autres, même sans qu’on change de point de vue. Étendu entre la terre et les cieux, il participe de la couleur des deux. Contemplé d’un sommet il reflète la couleur du ciel, mais à portée de la main il est d’une teinte jaunâtre près de la rive où le sable est visible, puis d’un vert clair, qui par degrés se fonce pour devenir un vert sombre uniforme dans le corps de l’étang. Sous certaines lumières, contemplé même d’un sommet, il est d’un vert éclatant près de la rive..."

HD ThoreauWalden

Janvier

"Enfin l’hiver commença pour de bon, juste au moment où je venais d’achever mon plâtrage, et le vent se mit à hurler autour de la maison comme si jusqu’alors on ne l’y eût autorisé. Nuit sur nuit les oies s’en venaient d’un vol lourd dans l’obscurité avec un bruit de trompette et un sifflement d’ailes, même après que le sol se fut recouvert de neige, les unes pour s’abattre sur Walden, les autres d’un vol bas rasant les bois dans la direction de Fair-Haven, en route pour le Mexique. Plusieurs fois, en revenant du village à dix ou onze heures du soir, il m’arriva d’entendre le pas d’un troupeau d’oies, ou encore de canards, sur les feuilles mortes dans les bois le long d’une mare située derrière ma demeure, mare où ces oiseaux étaient venus prendre leur repas, et le faible « honk » ou couac de leur guide tandis qu’ils s’éloignaient en hâte. En 1845, Walden gela d’un bout à l’autre pour la première fois la nuit du vingt-deux décembre, l’Etang de Flint et autres étangs de moindre profondeur ainsi que la rivière étant gelés depuis dix jours ou davantage... "

Février

"Il n’est pas d’homme qui ne regarde son tas de bois avec une sorte d’amour. J’aimais avoir le mien devant ma fenêtre, et plus il y avait de copeaux, plus cela me rappelait de bonnes journées de travail. Je possédais une vieille hache que nul ne revendiquait, avec laquelle par moments les jours d’hiver, du côté ensoleillé de la maison, je m’amusais autour des souches que j’avais tirées de mon champ de haricots. Comme mon homme en charrette l’avait prophétisé le jour où je labourais, elles me chauffaient deux fois, d’abord lorsque je les fendais, ensuite lorsqu’elles étaient sur le feu, de sorte que nul combustible n’eût pu fournir plus de chaleur. Pour ce qui est de la hache, je reçus le conseil de la faire repasser par le forgeron du village ; mais je me passai de lui, et l’ayant munie d’un manche en noyer tiré des bois, la fis aller. Si elle était émoussée, du moins était-elle bien en main..."


Mars

" Un lac est le trait le plus beau et le plus expressif du paysage. C’est l’œil de la terre, où le spectateur, en y plongeant le sien, sonde la profondeur de sa propre nature. Les arbres fluviatiles voisins de la rive sont les cils délicats qui le frangent, et les collines et rochers boisés qui l’entourent, le sourcil qui le surplombe.

Debout sur la grève égale située à l’extrémité est de l’étang, par un calme après-midi de septembre, lorsqu’un léger brouillard estompe le contour de la rive opposée, j’ai compris d’où venait l’expression, « le cristal d’un lac ». Si vous renversez la tête, il a l’air du plus ténu fil de la Vierge étiré en travers de la vallée, et luisant sur le fond de bois de pins lointains, séparant un stratum de l’atmosphère d’un autre. Vous diriez qu’il n’y a qu’à passer dessous à pied sec pour gagner les collines d’en face, et que les hirondelles qui le rasent de l’aile n’ont qu’à percher dessus…"

Avril

"Lorsque le sol était en partie dépouillé de neige, et que quelques journées chaudes en avaient séché tant soit peu la surface, il était charmant de comparer les premiers et tendres signes de l’année en bas âge pointant à peine à la majestueuse beauté de la végétation desséchée qui avait tenu tête à l’hiver, – immortelles, verges d’or, centinodes et gracieuses herbes sauvages, plus parlantes et plus intéressantes souvent qu’en été même, comme si la beauté n’en fût qu’aujourd’hui mûre ; jusqu’à la linaigrette, la massette, le bouillon blanc, le millepertuis, la spirée barbe, l’amourette, et autres plantes à tige forte, ces greniers inépuisés auxquels se régalent les premiers oiseaux, – habit décent, au moins, de la Nature veuve. Je me sens particulièrement attiré par le sommet ogival et en forme de gerbe du souchet ; il rappelle l’été à nos mémoires d’hiver, et compte parmi les formes que l’art aime à copier, qui dans le règne végétal ont avec les types déjà dans l’esprit de l’homme la même parenté que l’astronomie. C’est un style antique plus vieux que le grec ou l’égyptien. Maints phénomènes de l’Hiver sont suggestifs d’une indicible tendresse et d’une fragile délicatesse. Nous sommes accoutumés à entendre dépeindre ce roi comme un rude et furieux tyran, alors qu’avec toute la grâce d’un amoureux il adorne les tresses de l’Été..."


Mai

Light-winged Smoke, Icarian bird,
Melting thy pinions in thy upward flight,
Lark without song, and messenger of dawn,
Circling above the hamlets as thy nest ;
Or else, departing dream, and shadowy form
Of midnight vision, gathering up thy skirts ;
By night star-veiling, and by day
Darkening the light and blotting out the sun ;
Go thou my incense upward from this hearth ;
And ask the gods to pardon this clear flame.


Fumée légère, ailée, oiseau icarien,
Qui dissipes ta plume au cours de ton essor,
Alouette sans chanson, messagère de l’aube,
Survolant les hameaux où tu sais ton nid ;
Rêve, encore, qui s’éloigne, et fantôme indistinct
De vision nocturne, ramassant tes voiles ;
La nuit, masquant l’étoile, et, le jour,
Brunissant la lumière, effaçant le soleil ;
Va, mon encens, monte de ce foyer,
Demande aux dieux pardon de cette claire flamme.


Juin

"Entre-temps s’en venaient aussi les mésanges par vols, qui ramassant les miettes que les écureuils avaient laissées tomber, allaient se percher sur le plus prochain rameau, où, les plaçant sous leurs griffes, elles les piochaient de leurs petits becs, comme s’il se fût agi d’un insecte dans l’écorce, jusqu’à ce qu’ils fussent suffisamment réduits pour la gracilité de leurs gorges. Un léger vol de ces mésanges venait chaque jour picorer un dîner à même ma pile de bois, ou les miettes à ma porte, avec de petits cris timides, rapides et zézayants, un peu le tintement des glaçons dans l’herbe, ou encore avec d’espiègles day, day, day, ou plus rarement, dans les journées printanières, quelque effilé phi-bi d’été parti du côté du bois. Elles se montraient si familières qu’un beau jour l’une d’elles s’abattit sur une brassée de bois que je rentrais et se mit à becqueter les morceaux sans crainte. J’eus une fois un pinson perché sur l’épaule durant un moment tandis que je bêchais dans un jardin de village, et tirai de l’affaire plus d’honneur que de n’importe quelle épaulette. Les écureuils eux-mêmes finirent par se familiariser tout à fait, et ne se gênaient pas pour marcher sur mon soulier si c’était le chemin le plus court..."

Juillet

"Je ne lus pas de livres le premier été ; je sarclai des haricots. Que dis-je ! Je fis souvent mieux que cela. Il y eut des heures où je ne me sentis pas en droit de sacrifier la fleur du moment présent à nul travail soit de tête, soit de mains. J’aime une large marge à ma vie. Quelquefois, par un matin d’été, ayant pris mon bain accoutumé, je restais assis sur mon seuil ensoleillé du lever du soleil à midi, perdu en rêve, emmi [au milieu des] les pins, les hickorys et les sumacs, au sein d’une solitude et d’une paix que rien ne troublait, pendant que les oiseaux chantaient à la ronde ou voletaient sans bruit à travers la maison, jusqu’à ce que le soleil se présentant à ma fenêtre de l’ouest, ou le bruit de quelque chariot de voyageur là-bas sur la grand-route, me rappelassent le temps écoulé. Je croissais en ces moments-là comme maïs dans la nuit, et nul travail des mains n’en eût égalé le prix. Ce n’était point un temps soustrait à ma vie, mais tellement en sus de ma ration coutumière. Je me rendais compte de ce que les Orientaux entendent par contemplation et le délaissement des travaux. En général je ne m’inquiétais pas de la marche des heures. Le jour avançait comme pour éclairer quelque travail mien ; c’était le matin, or, voyez ! c’est le soir, et rien de remarquable n’est accompli..."

Août

"Ma résidence était plus favorable, non seulement à la pensée, mais à la lecture sérieuse, qu’une université, et quoique le cabinet de lecture fût en dehors de mon rayon ordinaire de circulation, je me trouvais plus que jamais sous l’influence de ces livres qui circulent autour du monde, et dont les phrases d’abord écrites sur de l’écorce, se voient aujourd’hui simplement copiées de temps à autre sur du papier de chiffon. Dit le poète, Mir Camar Uddin Mast : « Étant assis, courir par les régions du monde spirituel ; j’ai connu ce privilège dans les livres. Être enivré par un simple verre de vin ; j’ai éprouvé ce plaisir en buvant la liqueur des doctrines ésotériques. » J’ai gardé l’Iliade d’Homère sur ma table tout l’été, quoique je l’aie feuilletée seulement de temps à autre. L’incessant labeur de mes mains, pour commencer, car j’avais à la fois ma maison à terminer et mes haricots à sarcler, rendait impossible plus d’étude. Toutefois je me soutenais par la perspective de telle lecture dans l’avenir. Je lus un ou deux livres faciles de voyages dans les intervalles de mon travail, jusqu’à ce que cet emploi de mon temps me rendant honteux de moi-même, je me demandai où donc était-ce que moi je vivais..."


Septembre


Solitude

Soir délicieux, où le corps entier n’est plus qu’un sens, et par tous les pores absorbe le délice. Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, devenu partie d’elle-même. Tandis que je me promène le long de la rive pierreuse de l’étang, en manches de chemise malgré la fraîcheur, le ciel nuageux et le vent, et que je ne vois rien de spécial pour m’attirer, tous les éléments me sont étonnamment homogènes. Les grenouilles géantes donnent de la trompe en avant-coureurs de la nuit, et le chant du whip-pour-will s’en vient de l’autre côté de l’eau sur l’aile frissonnante de la brise. La sympathie avec les feuilles agitées de l’aune et du peuplier me fait presque perdre la respiration ; toutefois, comme le lac, ma sérénité se ride sans se troubler. Ses petites vagues que le vent du soir soulève sont aussi étrangères à la tempête que la surface polie comme un miroir. Bien que maintenant la nuit soit close, le vent souffle encore et mugit dans le bois, les vagues encore se brisent, et quelques créatures invitent de leurs notes au sommeil. Le repos jamais n’est complet. Les animaux très sauvages ne reposent pas, mais les voici en quête de leur proie ; voici le renard, le skunks, le lapin rôder sans crainte par les champs et les bois. Ce sont les veilleurs de la Nature, les chaînons qui relient les jours de la vie animée

Octobre

"Lieu et temps à la fois se trouvaient changés, et je demeurais plus près de ces parties de l’univers et de ces ères de l’histoire qui m’avaient le plus attiré. Où je vivais était aussi loin que mainte région observée de nuit par les astronomes. Nous avons coutume d’imaginer des lieux rares et délectables en quelque coin reculé et plus céleste du système, derrière la Chaise de Cassiopée, loin du bruit et de l’agitation. Je découvris que ma maison avait bel et bien son emplacement en telle partie retirée, mais à jamais neuve et non profanée, de l’univers. S’il valait la peine de s’établir en ces régions voisines des Pléiades ou des Hyades, d’Aldébaran ou d’Altaïr, alors c’était bien là que j’étais, ou à une égale distance de la vie que j’avais laissée derrière, rapetissé et clignant de l’œil avec autant d’éclat à mon plus proche voisin, et visible pour lui par les seules nuits sans lune. Telle était cette partie de la création où je m’étais établi :

There was a sheperd that did live,- And held his thoughts as high

As were the mounts whereon his flocksDid hourly feed him by.

Que penserions-nous de la vie du berger si ses troupeaux s’éloignaient toujours vers des pâturages plus élevés que ses pensées ?..."

Novembre

Si humble que soit votre vie, faites-y honneur et vivez-la ; ne l’esquivez ni n’en dites de mal. Elle n’est pas aussi mauvaise que vous. C’est lorsque vous êtes le plus riche qu’elle paraît le plus pauvre. Le chercheur de tares en trouvera même au paradis. Aimez votre vie, si pauvre qu’elle soit. Peut-être goûterez-vous des heures aimables, palpitantes, splendides, même en un asile des pauvres. Les fenêtres de l’hospice reflètent le soleil couchant avec autant d’éclat que celles de la demeure du riche ; la neige fond aussitôt devant sa porte au printemps. Je ne vois pas comment un esprit calme ne pourrait vivre là aussi content et y nourrir des pensées aussi réjouissantes qu’en un palais. […] Cultivez la pauvreté comme une herbe potagère, comme la sauge. Ne vous embarrassez point trop de vous procurer de nouvelles choses, soit en habits, soit en amis. Retournez les vieux, retournez à eux. Les choses ne changent pas ; c’est nous qui changeons. Vendez vos habits et gardez vos pensées. […] C’est dans la vie voisine de l’os que réside le plus de suavité. Vous voilà préservé d’être un homme frivole. Nul jamais ne perd sur un niveau plus bas par magnanimité sur un niveau plus élevé. La richesse superflue ne peut acheter que des superfluités. L’argent n’est point requis pour acheter un simple nécessaire de l’âme...

Décembre

"Je lis dans le Goulistan, ou Jardin des Roses, du cheik Saadi de Shiraz, ceci : « On posa cette question à un sage, disant : Des nombreux arbres célèbres que le Dieu Très Haut a créés altiers et porteurs d’ombre, on n’en appelle aucun azad, ou libre, hormis le cyprès, qui ne porte pas de fruits ; quel mystère est ici renfermé ? Il répondit : Chacun d’eux a son juste produit, et sa saison désignée, en la durée de laquelle il est frais et fleuri, et en son absence sec et flétri ; à l’un plus que l’autre de ces états n’est le cyprès exposé, toujours florissant qu’il est ; et de cette nature sont les azads, ou indépendants en matière de religion. – Ne fixe pas ton cœur sur ce qui est transitoire ; car le Dijlah, ou Tigre, continuera de couler à travers Bagdad que la race des califes sera éteinte : si ta main est abondante, sois généreux comme le dattier ; mais si elle n’a rien à donner, soit un azad, ou homme libre, comme le cyprès. »..."

HD Thoreau
Walden



Suggestion de lecture :




L'absence, c'est le vide intersidéral, ce décor un peu flou qui tourne autour de moi mais sans moi, des silhouettes désarticulées et sans visage qui s'agitent dans la brume. Vivre l'absence, c'est avoir la respiration difficile et le corps engourdi. C'est une maladie qui épuise, coupe l'appétit et morcelle le sommeil. C'est une maladie dont on est certain, à plus ou moins long terme de mourir. L'absence est physique, elle s'inscrit dans le corps.

Perdre l'autre, c'est renoncer à une intimité et à une communication uniques. Je suis démuni sans cette oreille attentive, cette parole apaisante, cette présence évidente. La vie nous apprend à acquérir, à conquérir, rarement à nous dessaisir. La dernière vague du bain de minuit est soudain moins carressante, le café du matin n'est plus assez corsé, le sommeil était réparateur, il est désormais une fuite.

Perdre l'autre, c'est vivre en exil et n'avoir plus, de son pays, entre les mains, qu'une infime poignée de terre. Une terre dont on est certain qu'elle ne donnera pas de fleurs. C'est enfermer au fond d'une valise de carton bouilli les reliques du temps d'avant, quelques photos que les ans pâliront, des vêtements imprégnés d'une odeur qui disparaîtra bientôt. C'est conjuguer l e présent au passé, parler une langue que personne ne comprend, lire et relire un livre merveilleux dont personne, jamais, n'a entendu parler.

Je vais quitter la maison quelques jours et j'ai la sensation de t'abandonner. La culpabilité des endeuillés s'immisce partout... Je suis coupable de ne pas t'avoir guéri de la maladie, d'être vivant quand tu ne l'es plus, de chercher à me débattre de ma douleur. Je fuis la maison, cet espace sacré où nous avons vécu, et il me semble que je te laisse en plan. Je t'imagine alité, seul et triste, le frigo vide et moi en goguette. Je dois faire le tour de l'appartement pour m'assurer que tu ne m'attends dans aucune pièce, que tu n'as plus besoin de moi.

Je m'assieds au bord du lit et ouvre le coffre qui se niche à sa tête. Entre des écrins de bijoux, des vieilles pièces d'argent et une liasse de billets, me nargue la petite urne de bois laqué bleu ceinte d'un élastique. Je soulève le couvercle et fais glisser le tube de plastique blanc qu'elle contient. Dix centimètres de haut, deux de large, où sommeille une part de toi, un peu de ton être de cendres. Des bribes de toi, de ta peau, de tes os, de ton sang, de mes baisers et de mes larmes, de tes vêtements, des photos de nos vacances glissées dans tes poches, du petit carnet dans lequel j'ai griffonné des mots d'éternité, de la rose que j'ai posée sur ton coeur, des morceaux du cercueil de bois qui t'a contenu, des soixante roses déposées par-dessus...

Je mouille mon doigt au bout de ma langue ainsi qu'on le ferait pour tourner les pages d'un dictionnaire, le plonge dans le tube et le porte à mes lèvre, sur ma langue, comme on vole un baiser. Sans réfléchir, sans préméditation, j'avale quelques minuscules grains de toi. A nouveau, te voilà en moi. Je rêve que ces grains soient graines, qu'elles germent en moi, te fassent refleurir et redonnent au monde un brin de toi. La mort est une folie, et le deuil un sorcier. Tout ma vie est à créer et à recréer, au gré des jours et de l'humeur, sur le fil d'une souffrance qui s'invente sans cesse des formes nouvelles et des couleurs inédites.

Où es-tu donc quand ce train m'emporte ? Mes pensées vagabondent... Il y a bien un endroit quelque part où vivent nos absents... Mais je ne suis d'aucun Dieu, d'aucune Eglise, et je crains fort qu'au néant nous ne retournions, d'un revers de manche, comme nous sommes venus. Les hommes ont inventé Dieu. Les croyants, eux, pensent que Dieu a inventé les hommes. Et puis ça sent trop le conte pour enfants, ce vieux monsieur à la barbe de neige qui, au creux de sa main, aurait modelé la poussière pour nous fabriquer et aurait soufflé dessus pour que nous prenions vie. Soucieux de contenir l'intrépide troupeau des hommes, ces messieurs de l'Eglise on eu, aux premiers temps de la chrétienté, l'ingénieuse idée de l'au-delà, de la résurrection. A coups de miracles, de sentences et de punitions, ils ont promis le salut éternel aux plus sages et aux bien-pensants. Quel confort, que ces mortels acceptant de manger goulûment leur pain noir avec, au coeur, la promesse de déguster plus tard leur pain blanc, quelque part dans les cieux ! « La religion est le soupir de la créature opprimée », écrivait Marx. Plus qu'un soupir, un râle... Un râle long, pénible et douloureux. Tu me traitais de païen quand j'agonissais d'injures le bon Dieu, tu détestais que je blasphème, je crois que j'aurais même pu te mettre en colère.

Mais enfin, où sommeille le secret de la vie et de la mort ? Enfoui sous un arbre millénaire au très profond d'insondables forêts, retenu dans la bouche d'un savant faisant silence, claquemuré sous le couvercle d'un coffre de pierre... ou de secret n'est-il finalement aucun ? Si, après tout, coulait, en désordre, torrentielle, une cascade de vies et de morts sans logique ni but, sans issue ni sens...

  David Lelait - Poussière d'homme



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