Le Trochiscanthe nodiflore [TN]

n°522 (2016-22)

mardi 31 mai 2016

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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Gustav Mahler - Symphonie n°3
5ème mouvement

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Printemps :

Chant d'un Pinson des arbres mâle dans un Frêne

La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
mars, avril et mai 2016



La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
dimanche 20 mars 2016

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<il y a du son (!!) sur chaque vidéo>



La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
samedi 26 mars 2016



La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
dimanche 10 avril 2016

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La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
samedi 30 avril 2016

La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
jeudi 5 mai 2016

La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
jeudi 5 mai 2016

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La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
samedi 21 mai 2016


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La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
dimanche 29 mai 2016

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Suggestion de lecture :

"Histoire de Giuseppina


Le XXe siècle a été le siècle numéro 1 des grandes émigrations. Les billets de troisième classe ne prévoyaient pas de trajet de retour. Et ceux qui partaient, se détachant d'un coup sec de leur terre patrie ingrate, n'imaginaient même pas quand ni comment ils reviendraient. D'année en année, la majeure partie d'entre eux effaçait de leur vocabulaire le verbe revenir.

Seuls les Juifs d'Europe orientale, agressés par les pogroms et entraînés aux expulsions, n'avaient aucune patrie à quitter et déménageaient d'un exil à l'autre. Nous les Napolitains, par exemple, nous avions en commun avec eux la même fable dans les oreilles, que l'Amérique (La Mérique) était la terre de l'or, en yiddish « Di Goldene Medine ». A New York, j'ai visité Ellis Island où l'on passait au peigne fin des millions de débarqués. Aujourd'hui, c'est un musée. Sur un panneau, on a retranscrit la phrase d'un ouvrier napolitain : « On m'avait dit que les rue de New York étaient pavées d'or. Quand je suis arrivé, j'ai constaté trois choses. Premièrement : qu'elles n'étaient pas pavés d'or. Deuxièmement : qu'elles n'étaient pas du tout pavées. Troisièmement : que c'était moi qui devrais les paver. »

J'ai fait partie de la dernière vague de l'émigration italienne, j'ai été ouvrier en France et dans les villes du nord de l'Italie. J'ai partagé histoires et domiciles. Mon bilan se situe dans la moyenne, j'ai écouté des expériences plus dures que la mienne comme autant de moins pénibles. Rien à voir avec ceux qui émigrent aujourd'hui, siècle numéro 2 des émigrations, sans fable sur l'or et sans achat de billet, prêts à détruire leurs papiers pour compliquer les arrestations et les expulsions. A Lampedusa, nos autorités ont brûlé les grosses barques et les barcasses saisies à ceux qui ont réussi à descendre sur la terre ferme d'Europe. Ils ont détruit les pièces héroïques d'un futur musée. Les fils, les petits-fils de ceux qui ont débarqué de ces bateaux seront les présidents, les scientifiques, les poètes, pères et mères de la prochaine Italie.

On pense l'émigration au masculin, mais il n'en a pas été ainsi. Des femmes, des filles de la campagne quittaient les villages pour aller se placer dans les villes, logées, nourries et salaire minimal. C'étaient des domestiques, elles étaient analphabètes. Dans aucune maison on ne se souciait de corriger par un peu d'instruction leur infériorité, considérée comme naturelle.

Je connais l'histoire de l'une d'elles, du nom de Giuseppina. Elle venait d'un village vidé par les émigrations. Elle a été au service de mes cousins de Naples pendant soixante ans. Elle ne savait pas dire qu'elle était analphabète, mot à la portée de vocabulaire de ceux qui ne le sont pas. Elle s'excusait en disant : « Moi, je suis sans école. »

Ainsi est-elle restée, sans école et hôte dans la maison des autres, dans une chambre de bonne et dans une langue d'autres personnes. Là, on parlait un italien sans accent régional.

Dans les années cinquante, Giuseppina accompagnait mes quatre cousins dans un village du Sud-Tyrol. Ils y restaient plusieurs semaines, servis par elle dans une maison qu'ils louaient. Moi aussi, on m'a envoyé quelquefois rejoindre mes cousins, ce qui représentait une charge supplémentaire pour elle.

Elle me traitait avec la même affection. J'étais le plus calme de la bande, je lui obéissais volontiers, alors qu'avec les autres adultes j'étais docile par discipline. J'essayais de lui poser des questions, quand je restais seul dans la maison en bois qui grinçait sous nos pas et ceux de fantômes inconnus. Sa réponse était toujours la même : « C'est la vie. » J'aimais entendre prononcer le mot par elle.

Les touristes italiens étaient rares dans ce village et nous étions les seuls Napolitains. A l'époque, Giuseppina était fiancée à un ouvrier du Sud, lui auss analphabète. L'histoire n'eut ni suite ni fin. Ils s'échangeaient des lettres de loin. Les analphabètes se les faisaient écrire par quelqu'un d'instruit. A Naples, dans les années cinquante, on avait recours à l'écrivain public qui, par tous les temps et en toutes saisons, installait sa petite table et deux chaises, une pour lui et une pour le client, avec une plume, du papier et un encrier. Une lettre coûtait l'équivalent d'une pizza. C'est un métier qui a forcément disparu avec l'instruction de masse et la télé, où un bon enseignant animait une émission pour apprendre à lire, écrire, calculer. Il n'est jamais trop tard était le titre du vaillant programme qui transforma le niveau d'instruction de la majorité des Italiens. Giuseppina ne pouvait pas le suivre.

Dans le village tyrolien, de langue ladine et allemande, elle avait trouvé un jeune instituteur, parlant aussi l'italien, qui lui proposait gratuitement, par bon coeur, de lui écrire ses lettres. Les italiens n'étaient pas bien vus, cette région souhaitait se détacher de l'Italie. Les casernes et les lieux publics étaient les cibles d'attentats. Mais quand il s'agit de s'aider entre pauvres, les grandes raisons du monde perdent de l'importance et c'est l'échange d'un sourire qui compte. Giuseppina avait une belle bouche, éclairant souvent la blancheur de ses dents sous le foulard qui protégeait la nudité de ses cheveux. Elle déridait les villageois qui souriaient peu.

L'après-midi, une fois son travail terminé, Giuseppina frappait à la porte voisine de l'instituteur et lui disait ce qu'elle voulait raconter à son fiancé : recommandations, saluts, messages, qu'elle appelait en napolitain ambasciate, « ambassades ». Les communications sont simples en napolitain. Gliela avete fatta l'ambasciata ? « Vous lui avez envoyé le message ? » : l'instituteur ne comprenait pas, mais il se gardait bien de corriger. Giuseppina lui proposait de repasser ses vêtements, il remerciait sans accepter. Elle lui apportait une belle part d'omelette de macaronis qu'elle préparait généreusement pour nous. Et elle était appréciée, car il n'en avait jamais goûté. Et quand Giuseppina recevait une lettre de Naples, elle allait chez l'instituteur et le priait de la lui lire. Pourtant, Giuseppina avait honte de partager avec lui le moment privé de la lettre. Une lettre : le blanc sur l'enveloppe timbrée l'excitait déjà. C'était un événement de recevoir une lettre pour nous du siècle des émigrations. Elle était porteuse d'émotions, de voix, de nouvelles de la maison. Alors on s'isolait, dans n'importe quel endroit, même sur un banc, pour être seuls avec la lettre, l'ouvrir doucement afin de ne pas l'abîmer, inventer un silence tout autour et parcourir les lignes. D'abord la date, elle a été écrite tel jour et elle a mis tant de jours pour voyager. Cette intimité n'était pas permise à Giuseppina, elle devait frapper à la porte d'une personne instruite et se fier à sa discrétion. La lettre écrite pour elle devait être lue par un étranger, une personne comme il faut, mais avec la mélodie tyrolienne.

Alors Giuseppina avait trouvé une solution pour protéger son écoute de la lettre. Armée de son courage, elle s'était rendue chez l'instituteur avec la première enveloppe reçue de Naples, son foulard sur les cheveux et cette petite requête en plus : s'il vous plaît, pourriez-vous lire la lettre en vous bouchant les oreilles. Le son de ces mots resterait au moins à elle. Pour un analphabète, l'écriture est comme pour moi le papier d'une partition, seul compte le son qu'elle fait. Et ce jeune instituteur, doux et imperturbable, avait acquiescé sans objection. Il avait mis ses lunettes, avait ouvert délicatement l'enveloppe, avait bien déplié la lettre devant lui pour ne plus avoir à se servir de ses mains avec lesquelles il s'était bouché les oreilles, et il s'était mis à lire.

A distance de plus d'un demi-siècle, j'arrive à les voir tous les deux dans cette petite pièce. Giuseppina s'essuie les yeux tandis qu'elle écoute derrière son dos les mots de son fiancé passés à travers deux personnes et deux transformations, tandis que l'instituteur scande avec application les syllabes italiennes. J'arrive à les voir tous les deux parce que j'appartiens à ce siècle numéro 1 des émigrations et que je vois deux personnes en train de préserver une intimité par un drôle de stratagème qui pourtant contient intégralement le don de la fraternité. Avec la liberté et l'égalité, elle fait partie d'une trinité laïque et terrestre sur laquelle se fonde une communauté et sans laquelle elle se défait.

Il y a quelque temps, on a fêté les quatre-vingt-dix ans de Giuseppina. Je me suis rendu à cette réunion dans la maison d'un de mes cousins avec une pièce en or à lui offrir. Elle m'a remercié, puis elle m'a dit : « ça t'embête si je la donne à Pierolino ? » Piero, le fils de mon cousin, est son préféré. Ça m'a embêté ? Non. Mais son geste spontané de ne pas posséder m'a ramené au temps de mes années d'ouvrier où je ne possédais rien et où rien ne me manquait. Ce fut un coup de fouet de la mémoire. J'ai aussitôt eu envie d'écouter la réponse de Giuseppina, bonne en toutes circonstances.

« Alors, Giuseppi', comment vas-tu ? - Eh, je vais bien, avec des petits problèmes de santé. C'est la vie. » Tout à fait ça, c'est la sainte vie que tu t'es créée et je ne connais personne d'autre capable de bien dire ces trois syllabes : « C'est la vie. »

A un des petits-fils qui la félicitait pour ses quatre-vingt-dix ans, elle a demandé par curiosité : « Alors, l'année prochaine j'aurai cent ans ? » Elle a reçu un éclat de rire en échange. Elle a ri elle aussi, sans comprendre, indemne de la moquerie. Je n'ai pas eu le temps de lui dire : « Oui, Giuseppi', l'année prochaine tu auras cent ans, honoris causa. »

J'écris ici une histoire qu'elle ne lira pas."


Erri de Luca - Les saintes du scandale



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