Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°451 (2015-02)

mardi 13 janvier 2015

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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Gaetano Donizetti - Lucia di Lammermoor
Il dolce suono - scène de la folie

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Portraits d'un

Chamois
mâle

La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs)
dimanche 21 décembre 2014


Sur le chemin : rencontre avec un
Chamois mâle

  La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs)
dimanche 21 décembre 2014


Il n'est pas trop inquiet !

La Brume arrive.

Marquage de son territoire

Vue générale

Banc public
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs)

dimanche 21 décembre 2014

ça broute...

Pile

et face...

Retour du soleil

Vue sur le Château de Joux


Pose

Couché dans le givre
c'est toujours le même individu !

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Chamois mâle en train de ruminer
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs)

  dimanche 21 décembre 2014

ça rumine... au soleil !

Portrait


<image recadrée>

Azur

ça gratte...

Contorsions

Toujours le même individu !!
Il se gratte à l'aide de ses cornes.
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs)

dimanche 21 décembre 2014



Petit texte :

"La marque Heinz commercialise une quinzaine de variétés de sauces. Le supermarché d'Irkoutsk les propose toutes et je ne sais quoi choisir. J'ai déjà rempli six caddies de pâtes et de Tabasco. Le camion bleu m'attend. Micha, le chauffeur, n'a pas éteint le moteur, et dehors, il fait – 32°c. Demain, nous quittons Irkoutsk. En trois jours, nous atteindrons la cabane, sur la rive ouest du lac. Je dois terminer les courses aujourd'hui. Je choisis le « super hot tapas » de la gamme Heinz. J'en prends dix-huit bouteilles : trois par mois.

Quinze sortes de ketchup. A cause de choses pareilles, j'ai eu envie de quitter ce monde.

FEVRIER

9 février

Je suis allongé sur mon lit dans la maison de Nina, rue des Prolétaires. J'aime les noms des rues en Russie. Dans les villages, on trouve la « rue du Travail », la « rue de la révolution d'Octobre », la « rue des Partisans » et, parfois, la « rue de l'Enthousiasme » où marchent mollement de vieilles Slaves grises.

Nina est la meilleure logeuse d'Irkoutsk. Autrefois, pianiste, elle se produisait dans les salles de concerts de l'Union soviétique. A présent, elle tient une maison d'hôte. Hier elle m'a dit : « Qui eût cru que je me transformerais un jour en usine à crêpes ? » Le chat de Nina ronronne sur mon ventre. Si j'étais un chat, je sais le ventre où je me réchaufferais.

Je suis au seuil d'un rêve vieux de sept ans. En 2003, je séjournai pour la première fois au bord du Baïkal. Marchant sur la grève, je découvris des cabanes régulièrement espacées, peuplées d'ermites étrangement heureux. L'idée de m'enfouir sous le couvert des futaies, seul, dans le silence, chemina en moi. Sept ans plus tard, m'y voilà.

Il faut que je trouve la force de repousser le chat. Se lever de son lit demande une énergie formidable. Surtout pour changer de vie. Cette envie de faire demi-tour lorsqu'on est au bord de saisir ce que l'on désire. Certains hommes font volte-face au moment crucial. J'ai peur d'appartenir à cette espèce.

Le camion de Micha est chargé ras la gueule. Pour atteindre le lac, cinq heures de route à travers les sommets et les creux d'une houle pétrifiée. Des villages fument au pied des collines, vapeurs échouées sur des hauts-fonds. Devant pareilles visions, Malevitch écrivit : « Quiconque a traversé la Sibérie ne pourra plus jamais prétendre au bonheur. » Au sommet d'une croupe, le lac apparaît. On s'arrête pour boire. Cette question après quatre rasades de vodka : par quel miracle la ligne du littoral épouse-t-elle aussi parfaitement les contours de l'eau ?

Débarrassons-nous des statistiques. Le Baïkal, sept cents kilomètres de long sur quatre-vingts de large et un kilomètre et demi de profondeur. Vingt-cinq millions d'années. L'hiver, une épaisseur de glace de cent dix centimètres. Le soleil se fout de ces données. Il irradie son amour sur la surface blanche. Les nuages filtrent les rayons, un troupeau de plaques de lumière glissent sur la neige : la joue du cadavre s'éclaire.

Le camion s'engage sur la glace. Sous les roues, un kilomètre de fond. Si nous tombons dans une faille, la machine s'abîmera dans le noir. Les corps chuteront silencieusement. Lente neige des noyés. Le lac est un caveau rêvé pour qui craint la pourriture. James Dean voulait mourir en laissant « de beaux cadavres ». Les petites crevettes Epischura baïkalensis nettoieront les corps en vingt-quatre heures et ne laisseront que l'ivoire des os au fond des eaux.

[...]

MARS

7 mars

A day on ice, les yeux rivés sur les motifs du manteau. Les fractures et les fissures tressent dans le corps gelé un feuilletage électrique dont le courant se propage nerveusement. Les lignes se rétractent, se rejoignent, s’écartent. La glace a absorbé l’énergie des chocs en la distribuant le long de faisceaux nerveux. Les coups de boutoir crèvent le silence. Ils proviennent de l’écho d’une explosion distante de dizaines de kilomètres. Le bruit se décharge par ces réseaux de veinures. Les rayons solaires se réfractent dans les anastomoses. L’écheveau s’enlumine. La lumière irradie les veines de turquoise, les féconde de traînées d’or. La glace se convulse. Elle vit et je l’aime. Les serpentins nacrés dessinent des nœuds pareils aux images des tissus neuronaux ou aux représentations des champs de poussière stellaire. La carte de ces emmêlements tient du psychédélique. Sans drogue, sans vin, mon cerveau perçoit des séquences hallucinatoires. Le monde laisse entrevoir une écriture inconnue. Les motifs défilent, comme nés d’une fumée d’opium. La nature ne nous laisse même pas la consolation de pouvoir projeter des images inédites sur l’écran de notre psyché.

Cette oeuvre disparaîtra au mois de mai. Les eaux l'engloutiront. La glace du Baïkal est un mandala dont le patient dessin sera effacé par la chaleur et le vent...

[...]

AVRIL

8 avril

Tempête.

Tout ce qui reste de ma vie ce sont les notes.

J'écris ce journal intime pour lutter contre l'oubli, offrir un supplétif à la mémoire. Si l'on ne tient pas le greffe de ses faits et gestes, à quoi bon vivre : les heures coulent, chaque jour s'efface et le néant triomphe. Le journal intime, opération commando menée contre l'absurde.

J'archive les heures qui passent. Tenir un journal féconde l'existence. Le rendez-vous quotidien devant la plage blanche du journal contraint à prêter meilleure attention aux événements de la journée – à mieux écouter, à penser plus fort, à regarder plus intensément. Il serait désobligeant de n'avoir rien à inscrire sur sa page de calepin. Il en va de la rédaction quotidienne comme d'un diner avec sa fiancée. Pour savoir quoi lui confier, le soir, le mieux est d'y réfléchir pendant la journée.

Dehors, le chaos. Le vent taille les congères à coups de dents. Les rafales malmènent le front de la forêt. Les cèdres encaissent les coups en première ligne. Des ramures arrachés planent par-dessus les cimes. La tempête essaie de déraciner les arbres. Cette force triste qu'est le vent : elle s'acharne en vain. Regarder la fureur d'un coup de tabac, au chaud près de son poêle, c'est une définition de la civilisation.

Le soir, je me saoule lentement. La cabane, cellule de grisement.

[...]

MAI

15 mai

Penser qu'il faudrait le prendre en photo est le meilleur moyen de tuer l'intensité d'un moment. Je reste au carreau pendant une heure, alors que l'aube en fait des tonnes.

La cabane est le wagon de reddition où j'ai scellé mon armistice avec le temps : je suis réconcilié. D'une fenêtre à l'autre, d'un verre à l'autre, entre les pages d'un livre, sous les paupières closes, la grande affaire est de s'écarter pour lui ouvrir la voie.

Les bergeronnettes grises font leur nid à l'angle nord-est du toit. Les chiens ont renoncé à leur faire la peau. Assis à ma table, je regarde la glace mourir. Le manteau est ravagé. La masse est infectée par l'eau. Des plaques noires marbrent la surface. Le lac souffre et je ne sais pas qu'il y a des hommes à son chevet. Je suis membre de l'armée des veilleurs.

La journée est ponctuée de mesures dont le battement constitue le solfège. L'arrivée de l'oiseau à 8 heures, le balayage de la toile cirée par un rai de soleil à 9 h 30, le jeu des petits chiens à la tombée du jour, l'apparition des phoques au milieu de l'après-midi, le reflet de la lune dans le seau : la mécanique est parfaite. Ces rendez-vous insignifiants sont les immenses événements de la vie dans les bois. Je les attends, je les espère. Lorsqu'ils adviennent, je les reconnais, les salue. Il me confirme que le poème respecte la métrique. Les anciens Grecs guettaient pareils changements de l'atmosphère : soudain, quelque chose agissait, le dieu se manifestait. Ce saisissement de l'être devant l'apparition d'un rayon de lumière : gâtisme ou sagesse ? Le bonheur devient cette chose simple : attendre quelque chose dont on sait qu'il va advenir. Le temps se fait le merveilleux ordonnateur de ces surgissements. En ville, principe contraire : on exige une efflorescence permanente d'imprévisibles nouveautés. Il faut que les feux d'artifice de la nouveauté interrompent sans cesse le déroulé des heures et éclairent la nuit de leurs bouquets fugaces. En cabane, on vit au rythme du métronome plus qu'à la lueur des feux de Bengale.

Les chiens se satisfont des éternels recommencements. Dès que se profile l'événement, ils bavent d'impatience. Qu'advienne l'imprévu, que surgisse un visiteur : ils grondent, aboient, attaquent. L'ennemi, c'est la nouveauté.

Parfois, les révélations proviennent du fond de soi. Il ne s'agit plus d'un tressaillement devant les signaux du monde mais d'un élan intérieur, du jaillissement d'une idée, d'un fulgurant désir. L'homme se sent alors un terrain habité où luttent dieux et démons.

[...]

JUIN

4 Juin

Chaque matin, au réveil, le salut aux canards. Ils sont de plus en plus nombreux à s'abattre sur le lac après avoir remonté pendant des jours le long du 105è méridien. Dans le dictionnaire des symboles, on apprend que les canards, chez les japonais, sont le symbole de l'amour et de la fidélité. Les cèdres dont je suis flanqué, eux, représentent la virginité et la pureté dans l'ésotérisme européen. Ce séjour est placé sous les auspices de la vertu.

Ma présence ici, je la dois à ce jour de juillet, il y a sept ou huit ans, où je découvris les rives du Baïkal. L'impression inocula en moi la certitude que je reverrais ces lieux. A la manière de ces ésotéristes guénoniens obsédés par l'identification de « l'âge d'or », nous sommes quelques âmes nomades qui cherchons par tous les moyens à revivre les moments intenses de nos existences. Pour certains, ils se situent dans l'enfance, pour d'autres ils correspondent au premier baiser sous le pont de la départementale, pour d'autres encore à une sensation d'épanouissement inexplicable, un soir d'été, dans le crissement des cigales, pour d'autres enfin à une nuit d'hiver où auraient afflué de hautes et bonnes pensées. Pour moi, c'était là, au bord du talus sablonneux ouvert sur le lac.

Mishima dans Le Pavillon d'Or : « ... Ce qui donne un sens à notre comportement à l'égard de la vie est la fidélité à un certain instant et notre effort pour éterniser cet instant... » Tout ce que nous entreprenons découlerait d'une inspiration éphémère, intangible. Une fraction de seconde fonderait l'existence. Les bouddhistes nomment Satori ces instants où la conscience entrevoit quelque chose. A peine né, le surgissement s'évanouit. A l'aveugle, on cherche à le ramener. On voudrait ressusciter la sensation disparue. Les jours s'écoulent dans ce tâtonnement. L'existence devient errance. On avance, filet à papillons à la main, aspirant à ce qui s'est enfui. Cette tentative mille fois recommencée et mille fois contrariée de revivre le Satori alimente nos efforts jusqu'à ce que la mort nous délivre de l'obsession de revivifier les évanouissements.

Hélas, on ne se baigne pas deux fois dans les mêmes lacs. Les Satori ne se répètent point. La hiérophanie est à usage unique. Les madeleines ne se réchauffent pas. Et les rives du Baïkal me sont à présent trop familières pour me tirer la moindre larme.

[...]

JUILLET

5juillet

Les insectes réagissent avec une sensibilité de sismographe à la moindre hausse de température. Dès que l'air gagne 3°, ils éclosent par millions et barattent l'air de vols fous. Copulation des capricornes. Les antennes se frôlent et les insectes s'aiment dans une immobilité statuaire. Je n'aurais rien contre la visite d'une jeune entomologiste slovène venue étudier le phénomène. Les canards, eux, évoquent la stabilité du ménage bourgeois. Ils glissent endimanchés, deux par deux, saluant légèrement de la tête les autres couples.

Le monde que je foule chaque jour, de la clairière au bord de l'eau, recèle des trésors. Dans l'herbe, sous le sable, des armées vaquent. Leurs soldats sont des bijoux. Ils portent armures vernissées, carapaces d'or, cottes de malachite ou livrées rayées. Aux Cèdres du Nord, je marche sur des joyaux, des brillants, des camés sans m'en douter. Certains sortent de l'imagination d'un joaillier Jugenstil qui se serait acoquiné avec un alchimiste faustien pour donner vie aux broches et aux émaux à la sortie du four.

Tenir en considération les insectes procure la joie. Se passionner pour l'infiniment petit précautionne d'une existence infiniment moyenne. Pour l'amoureux des insectes, une flaque d'eau deviendra le Tanganyika, un tas de sable prendra les dimensions du Takla-Makan, une broussaille se changera en Mato Grosso. Pénétrer dans la géographie de l'insecte, c'est donner enfin aux herbes la dimension d'un monde..."

Sylvain TESSON - Dans les forêts de Sibérie



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