Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°408 (2014-09)

Mardi 11 mars 2014

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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  Schubert -
"Ave Maria" (Maria Callas)

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Petites fleurs et végétaux...
Astugue (Hautes-Pyrénées),
ferme Berdoulets
  du 14 au 23 février 2014

Dans la Châtaigneraie

Châtaignes

Noisetier

Châtaigniers



Ficaire fausse-renoncule

Véronique

Renoncule

Potentille faux fraisier

Pissenlit

Mousses

Ronce



Fleurs mâles de Noisetier (Chatons)

Fleur femelle de Noisetier

Lierre

Chatons de Noisetier

Violette sp.

Lierre

Ronce (contre-jour)

Aulne

Fruits du Lierre

Chêne


Houx

et ses fruits...


Bouleau

Fougère

Forêt

Entrelacs



Petit texte :

"Vers sept heures et quart, Régina se lève et se dirige vers la porte de l'appartement qui donne sur le balcon d'en avant.Rhéauna, soulagée, pense qu'elles vont aller se promener dans le quartier et quitte le sofa pour la suivre. Mais sa tante revient aussitôt la porte ouverte et semble étonnée de la trouver debout au milieu du salon.

« Où c'est que tu t'en vas ? »

- Nulle part. Je pensais...

Régina la coupe tout en bifurquant en direction du piano.

« J'voulais juste faire un courant d'air. Y fait trop chaud ici dedans. »

Résignée, Rhéauna revient à sa place.

Une chose insolite se produit alors. Aussitôt que Régina s'installe sur le banc du piano, un changement notable s'opère chez elle, quelque chose de subit et de radical qui se perçoit même si Rhéauna ne la voit que de dos. Ses gestes deviennent plus coulants, sa main caresse le bois verni, son corps, de raide qu'il était, prend une étrange mollesse, et c'est avec une fébrilité très palpable qu'elle ouvre le cahier de musique qui se trouve devant elle. Elle le lisse lui aussi du plat de la main, mais son mouvement est beaucoup plus doux que lorsqu'elle chassait des miettes inexistantes de sa longue jupe, un peu plus tôt.

Elle se tourne vers sa petite-nièce.

"C'est du Schubert. Connais-tu ça, Schubert ?"

Elle prononce le nom à l'anglaise, en faisant sonner le t de la fin, comme si le monsieur Schubert en question, dont Rhéauna n'a d'ailleurs jamais entendu parler, était un compositeur américain. Ou un de ses amis de Régina qui se consacrerait à la musique à temps perdu.

Le visage de la vieille dame est transformé. Ce même monsieur est donc une sorte de dieu qu'elle vénère sans condition ? Rhéauna a vu ce visage-là chez les quelques dévotes de Maria que Joséphine appelle des grenouilles de bénitier et qui sont transfigurées au moment de la sainte communion ou devant un sermon particulièrement virulent de leur gros curé. Sa tante Régina va-t-elle lui jouer de la musique d'église ? Au piano plutôt qu'à l'orgue ? Rhéauna se carre dans son sofa. Après tout, mieux vaut de la musique d'église, même au piano, que ce silence insupportable qui pesait sur elles jusque-là.

Les minutes qui suivent sont d'une telle beauté que Rhéauna reste rivée à son siège. Elle n'a jamais entendu un piano de sa vie, elle ne connaît rien à la musique – à part le petit orgue de l'église, il y a bien monsieur Fredette, à Maria, le violoneux de service qui sévit à tous les anniversaires et tous les mariages, mais son instrument griche trop pour qu'on puisse appeler ça de la vraie musique et monsieur Fredette lui-même sent trop fort pour qu'on s'attarde à l'écouter de trop près-, mais ce que les doigts de sa grand-tante Régina produisent au contact des touches blanches et noires du clavier, ce bonheur presque insoutenable dont elle ne soupçonnait pas l'existence, cette force irrésistible qui la brasse tout en la caressant, la transporte de bonheur. Qui aurait cru qu'autant de beauté se cachait chez la tante Régina, le paquet de nerf que toute la famille redoute, la colérique qui n'accepte pas la contrariété, cette personne menue et de toute évidence fragile qui ignore tout des enfants ; qu'elle possédait l'un des plus grands secrets de l'univers ? Et qu'elle le garde caché ici, entre quatre murs, alos qu'elle devrait le partager avec tout le monde parce que tout le monde en a besoin pour survivre ?

C'est donc ça la musique ? Ça peut être autre chose que les fausses notes de soeur Marie-Marthe, le dimanche matin, et le grincement insupportable de l'instrument de monsieur Fredette ? C'est donc vrai que ça peut être beau ?

Ca commence en douceur, on dirait une berceuse murmurée par une grand-mère qu'on adore, on dirait surtout qu'on connaît cet air-là depuis toujours - il semble familier dès la première fois qu'on l'entend -, mais aussitôt que la musique est bien imprimée dans le cerveau et qu'on est convaincu qu'on ne pourra plus jamais s'en débarrasser, au moment où on commencerait à souhaiter que ça reste comme ça, sans variantes, parce que c'est parfait, ça change de rythme, tout à coup, ça se développe, ça monte et ça descend comme quand on rit, ça gronde, aussi, ça menace et ça tire les larmes parce qu'un grand malheur se cache là-dedans autant qu'une immense joie, puis, tout aussi soudainement, ça redevient mélancolique et le si bel air du début fait un retour en force, plus magnifique que jamais dans sa grande retenue. C'est ça qu'on veut conserver, d'ailleurs, c'est ça qu'on veut transporter pour le reste de sa vie, ce petit air tout simple du début et de la fn qui va pouvoir vous soulager dans les moments difficiles de l'existence et décorer les moments de bonheur d'un ravissement de plus. Ca ne se termine pas, non plus, on dirait plutôt que ça s'efface, que ça s'estompe, jusqu'à ce qu'on ne l'entende plus. Ca continue, il faut que ça continue, ça ne peut pas s'arrêter, mais on ne l'entend plus, c'est tout. Les mains ne se promènent plus sur le clavier, aucune vibration ne surgit de l'instrument, et cependant ça se perpétue dans le silence qui lui succède.

Ça a duré combien de temps, cinq minutes, vingt ? Rhéauna ne saurait le dire, tout ce qu'elle sait c'est qu'elle voudrait que ça ne s'arrête jamais. C'est ça, l'éternité. La musique du monsieur Schubert en question. Quand les mains de la tante Régina quittent le clavier pour venir se poser sur ses genoux, Rhéauna aurait envie de se précipiter pour les replacer sur les touches afin de retrouver ce bonheur trop court qui n'a pas le droit de disparaître.

Une seconde ou deux de silence tombent sur le salon à la fin du morceau, puis on entend des applaudissements timides qui semblent provenir de l'extérieur. Rhéauna tourne la tête en direction de la porte ouverte. Quand elle ramène son regard sur sa tante comme pour demander une explication, elle se rend compte que Régina sourit. On ne peut pas dire que ce soit un beau sourire, le visage de Régina n'est pas un beau visage, mais c'est un sourire illuminé, irrésistible dans sa sincérité. Et, en fin de compte, elle peut se permettre de le penser, oui, dans un certain sens, beau.

Rhéauna se lève, traverse le salon, sort sur le balcon. Des dizaines de voisins se sont rassemblés devant la maison de sa grand-tante Régina. Certains ont apportés des chaises comme s'ils savaient qu'il n'y aurait pas qu'un seul morceau à l'affiche ce soir-là, d'autres se sont étendus sur des couvertures étalées sur le maigre gazon qui a commencé à jaunir parce qu'il n'a pas assez plu ces derniers temps. Des couples d'amoureux se tiennent par la main, des familles complètes restent bien tranquilles, un vieux monsieur en chaise roulante semble consulter un cahier de musique. Aussitôt qu'ils voient Rhéauna surgir de la maison, ils applaudissent. Ils ne peuvent quand même pas penser que c'est elle qui vient de produire ces sons prodigieux. Ils connaissent sans doute Régina-Coeli Desrosiers, ils savent que c'est elle la grande musicienne, pas une pauvre petite fille arrivée aujourd'hui même du fond de la plaine et qui ne soupçonnait même pas jusque-là l'existence de monsieur Schubert ! En se tournant un peu, elle se rend compte que sa grand-tante l'a suivie et que c'est elle qu'on applaudit. Rhéauna se retire de côté pour lui céder la place. Régina, toute rouge, fait un petit salut tout court et rentre dans la maison après avoir demandé à Rhéauna :

« En veux-tu encore ? »

Si elle en veut encore ! Elle en veut jusqu'à demain matin, jusqu'au départ de son train pour Winnipeg, jusqu'à la mort, elle en veut jusqu'à la mort ! Elle va demander un piano à sa mère en arrivant à Montréal, elle va se jeter là-dedans comme si sa vie en dépendait – et sa vie en dépend, désormais, elle en est convaincue ; à partir de maintenant, elle va se consoler de tout avec la musique de l'ami de sa grand-tante, le fameux monsieur Schubert qui a inventé tout ça, cette incroyable musique-là !..."

Michel TREMBLAY  - La Traversée du Continent




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