, Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°401 (2014-02)

Mardi 14 janvier 2014

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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  Gabriel FAURE -
Requiem

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Décembre (neige) I
 
Courvières, Frasne, La Cluse et Mijoux, La Rivière-Drugeon, Lac de Saint-Point (Haut-Doubs)
  décembre 2013











Petit texte :

La trace la plus ancienne du thé dans un écrit européen remonte, dit-on, au récit d’un voyageur arabe qui rapportait qu’après l’an 879, les principales sources de revenus à Canton étaient les taxes de douane sur le sel et sur le thé. Marco Polo relate qu’un ministre chinois des finances a été déposé en 1285 pour avoir arbitrairement augmenté l’impôt sur le thé. C’est à l’époque des grandes décou­vertes que les Européens ont commencé à mieux connaître l’Extrême-Orient. À la fin du XVIe siècle, les Hollandais rapportèrent la nouvelle qu’en Orient une boisson agréable était réalisée à partir des feuilles d’un arbuste. Des voyageurs comme Giovanni Batista Ramusio (1559), L. Almeida (1576), Maffeno (1588), Tareira (1610) mentionnent également le thé. Au cours de cette dernière année, les navires de la Compagnie hollandaise des Indes orientales apportèrent pour la première fois le thé en Europe. Il fut découvert en France en 1636 et atteignit la Russe en 1638. L’Angleterre l’accueillit en 1650 et le décrivit comme « cette excellente boisson chinoise, approuvée par tous les médecins, appelés par les Chinois cha, et par d’autres nations tay ou tee. »

Comme pour toutes les bonnes choses de ce monde, la propagande du thé rencontra des oppositions. Des hérétiques comme Henry Saville (1678) dénon­cèrent le fait de boire du thé comme une coutume immonde. Jonas Hanway, dans son Essai sur le thé (Essay on Tea, 1756), assurait qu’en buvant du thé les hommes semblaient perdre leur stature et leur charme, et les femmes leur beauté. Son prix au départ (environ 15 ou 16 shillings la livre) était prohibitif pour les gens du peuple, et en faisait une « prérogative des plaisirs et des divertissements supérieurs », un « présent fait aux princes et aux grands ». En dépit de ces incon­vénients, la consommation du thé se répandit pourtant avec une merveilleuse rapidité. Au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, les salons de café de Londres devinrent de fait des salons de thé, où des esprits comme Addison et Steele venaient se distraire devant un « plat de thé ». La boisson entra rapidement parmi les biens nécessaires de l’existence… et un élément imposable. Souve­nons-nous à cet égard du rôle important que cela a joué dans l’histoire moderne. Les colonies américaines s’étaient résignées à l’oppression, jusqu’à ce que l’en­durance humaine cède devant le prix élevé de la taxe sur le thé. L’indépendance américaine date de la nuit où des cargaisons de thé furent jetées par-dessus bord dans le port de Boston.

Il y a un charme subtil dans le goût du thé qui le rend irrésistible et le prête à l’idéalisation. Les humoristes occidentaux ne tardèrent pas à mêler la fragrance de leurs pensées à son arôme. Il n’a pas l’arrogance du vin, ni le caractère em­prunté du café, ni l’innocence affectée du cacao. Déjà en 1711, déclarait le Spec­tator, « je recommanderais donc tout particulièrement mes spéculations à toutes les familles bien organisées qui réservent une heure chaque matin pour le thé, le pain et le beurre, et je leur conseillerais vivement de commander ce journal afin qu’il soit livré avec ponctualité et puisse être considéré comme un compagnon naturel du thé » ; Samuel Johnson se décrit comme « un buveur de thé endurci et éhonté, qui a délayé pendant vingt ans ses repas à la seule infusion de cette plante fascinante, qui égayait de thé ses soirées, se consolait de minuit par le thé, et accueillait le matin avec le thé ».

Adepte déclaré, Charles Lamb exprimait le sens véritable du théisme lorsqu’il écrivait que le plus grand plaisir qu’il connaissait était d’avoir fait une bonne action discrètement, et que celle-ci soit découverte par hasard. Car le théisme est l’art de dissimuler la beauté pour que l’on puisse la découvrir, de suggérer ce que l’on n’ose révéler. C’est la secrète noblesse qu’il y a dans le fait de rire de soi, cal­mement mais entièrement, et c’est ainsi l’humour lui-même, le sourire du phi­losophe. En ce sens, tous les grands humoristes peuvent être considérés comme des philosophes du thé : Thackeray, par exemple, et bien entendu Shakespeare. Dans leurs protestations contre le matérialisme, les poètes de la Décadence (mais le monde n’a-t-il jamais été autrement que décadent ?) ont aussi ouvert la voie, dans une certaine mesure, au théisme. Peut-être aujourd’hui est-ce dans notre contemplation modeste de l’imperfection que l’Orient et l’Occident peuvent trouver un réconfort mutuel.

Selon les taoïstes, au grand commencement du Non-Commencement, l’Es­prit et la Matière s’affrontèrent dans un combat mortel. Finalement, le Soleil du Ciel, l’Empereur jaune, triompha de Shu Yung, le démon des ténèbres et de la terre. Pendant son agonie, ce titan frappa la voûte solaire de sa tête et fit voler en éclats le dôme de jade bleu. Les étoiles perdirent leur nid, la lune erra sans but dans le gouffre de la nuit. Au désespoir, l’Empereur jaune chercha par monts et par vaux quelqu’un qui pourrait réparer les Cieux. Sa quête ne fut pas vaine : de la Mer orientale surgit une reine, la divine Nyuka à couronne de cornes et à queue de dragon, resplendissante dans son armure de feu. Elle assembla les cinq couleurs de l’arc-en-ciel dans son chaudron magique, et rebâtit le ciel chinois. On raconte cependant que Nyuka oublia de remplir deux fines crevasses dans le firmament. Ainsi naquit la dualité de l’amour : deux âmes errant dans l’espace, qui ne trouveront le repos avant de s’être rejointes pour compléter l’univers. Chacun doit reconstruire son propre ciel d’espoir et de paix.

Le ciel de l’humanité s’est bel et bien brisé dans une lutte cyclopéenne pour la richesse et le pouvoir. Le monde tâtonne dans l’ombre de l’égotisme et de la vulgarité. Le savoir s’achète avec mauvaise conscience, et la bienveillance ne s’applique que quand elle est utile. L’Est et l’Ouest, tels deux dragons lancés sur une mer agitée, s’efforcent en vain de retrouver le joyau de la vie. Nous avons à nouveau besoin de Nyuka pour réparer cette grande dévastation ; nous attendons le grand Avatar. Pendant ce temps, buvons une gorgée de thé. La lumière de l’après-midi éclaire les bambous, les fontaines s’ébrouent avec délice, et le bruis­sement des pins s’entend jusque dans nos bouilloires. Rêvons d’évanescence, et attardons-nous sur la merveilleuse folie des choses...

...Les taoïstes prétendaient que la comédie de la vie pourrait devenir infiniment plus intéressante si chacun gardait le sens de l’unité. Selon eux, conserver leur proportion aux choses et faire de la place aux autres sans perdre la sienne, c’est le secret du succès dans le drame de la vie. Pour bien jouer notre rôle, il est nécessaire que nous connaissions toute la pièce ; la conception de la totalité ne doit jamais se perdre dans celle de l’individualité. Et Lao-tseu le démontre par sa métaphore favorite du vide. Ce n’est que dans le vide, prétendait-il, que réside ce qui est vraiment essentiel. On trouvera par exemple, la réalité d’une chambre dans l’espace libre clos par le toit et les murs, non dans le toit et les murs eux-mêmes. L’utilité d’une cruche à eau réside dans le vide où l’on peut mettre l’eau, non dans la forme de la cruche ou la matière dont elle est faite. Le vide est tout-puissant parce qu’il peut tout contenir. Dans le vide seul le mouvement devient possible.

Le chado – littéralement la voie du thé – ou le cha-no-yu – terme qui désigne d’ordinaire la « cérémonie du thé » – reste entouré d’une aura de mystère aux yeux du plus grand nombre. Pourtant, le principe en est simple : un petit nombre d’amis se réunissent et passent quelques heures à partager un repas et à boire du thé, goûtant ainsi un bref instant de répit au milieu d’une vie quotidienne trépidante. Les invités, après avoir traversé un petit jardin composé d’arbres et de buissons, pénètrent dans l’espace paisible et intime de la chambre de thé, abrité de toute lumière vive. Dans l’alcôve d’honneur, un rouleau est suspendu, qu’orne le plus souvent une parole zen calligraphiée. Quelques fleurs sont sobrement disposées dans un vase. Hôte et convives se rassemblent au sein de cette atmosphère sereine, évoquant celle d’une hutte isolée, et tout en accomplissant les activités les plus ordinaires de la vie quotidienne, communient les uns avec les autres, mais aussi avec chaque détail de leur environnement, sur un mode direct et immédiat, dans la saveur de l’instant.

La voie du thé est un culte fondé sur l’adoration du beau jusque dans les occupations les plus triviales de la vie quotidienne. Elle enseigne la pureté et l’harmonie, le mystère de la compassion réciproque et la dimension romantique inhérente à l’ordre social. Elle est, par essence, un culte de l’Imparfait, en ce qu’elle vise – avec quelle délicatesse ! – au possible dans une vie vouée, comme nous le savons, à l’impossible.

OKAKURA Kakuzô - Le Livre du Thé




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