, Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°359 (2013-10)

Mardi 12 mars 2013

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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  Jean Ferrat -
Complainte de Pablo Neruda

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Petits oiseaux de l'hiver :

Rougegorge, Mésange et Pinson
autour de la ferme
"Berdoulets"...
 

Astugue
(Hautes-Pyrénées)
  du 8 au 15 février 2013





Petit texte :


"Pour nous les vieux, il ne reste plus que Carlitos Santana, se dit le vétéran et il se souvint d’un autre vétéran qui, tout en lui servant du vin quarante ans plus tôt, avait eu la même idée, à une différence près, celle du nom.
 – Pour nous les vieux, il ne reste plus que Carlitos Gardel, à la santé du Morocho, avait alors soupiré son grand-père en regardant avec nostalgie le vin couleur de rubis.
 Et c’est tout, se rappela le vétéran. Le lendemain, le grand-père s’était fait sauter la cervelle avec un Smith & Wesson, calibre 38 spécial, un flingue qu’il avait gardé pendant des décennies toujours propre, bien graissé, avec les six projectiles dans le barillet et enveloppé dans un morceau de feutre grenat résistant à l’humidité, aux mites et à l’oubli.
 C’est ainsi qu’il l’avait reçu de Francisco Ascaso dans un bar de la rue San Diego, un matin pluvieux daté du 16 juillet 1925 sur tous les calendriers du monde. En plus d’Ascaso, deux hommes se trouvaient avec lui, Gregorio Jover et Buenaventura Durruti qui maudissait le vin chilien trop âpre, trop râpeux ou trop rustique à son goût.
 – Bienvenue aux Justiciers, avait dit Durruti. Ils avaient trinqué et Jover lui avait recommandé de prendre soin du revolver parce qu’il avait une histoire : en 1923 il avait servi à liquider Juan Soldevila y Romero, cardinal archevêque de Saragosse.
 – Je n’y manquerai pas, avait répondu le grand-père qui, à l’époque, avait trente ans, s’appelait Pedro Nolasco Arratia et était un des ouvriers de l’imprimerie Alborada spécialisée dans les calendriers, les almanachs vétérinaires et les recueils de poèmes de bardes tristes de trop d’amours imaginaires.
 Ils avaient fini le vin, payé et pris un taxi pour se rendre à la succursale Matadero de la Banque du Chili.
 Ce fut la première attaque de banque dans l’histoire de Santiago. D’après les témoins, les quatre hommes étaient entrés à visage découvert, avaient fermé l’unique porte, sorti leurs armes et Durruti, d’une voix rappelant plutôt celle d’un acteur de feuilleton radiophonique, avait dit : “C’est un hold-up mais nous ne sommes pas des voleurs, les capitalistes s’unissent pour exploiter le peuple dans tous les pays du monde, il est donc juste de les attaquer là où ils s’y attendent le moins. L’argent que nous allons emporter rendra possible le bonheur des damnés de la terre. Salut et anarchie !”
 Le lendemain, le journal Última Hora publia une interview de Luis Alberto Figueroa, le caissier de la banque dévalisée, et l’employé devenu vedette déclara qu’en effet l’attaque avait été commise par quatre hommes, tous armés, mais qu’il n’avait jamais eu peur car ces types lui avaient inspiré davantage confiance que les clients habituels de la banque. Mme Rosa Elvira Cárcamo, vendeuse dans une des boucheries de l’abattoir, indiqua que les quatre hommes étaient passés devant sa boutique environ dix minutes après les faits, au moment précis où elle disposait sur son comptoir un collier de boudins tout chauds. Trois d’entre eux parlaient comme des Espagnols et l’autre comme un Chilien. Le plus grand des Espagnols – Durruti, d’après la photo diffusée par la police argentine – s’était écrié en les voyant : “Ces morcillas sont superbes !” et le Chilien lui avait dit : “Ici on les appelle prietas et, avec une purée de pommes de terre bien relevée, il n’y a rien de meilleur au monde.” Ils en avaient acheté deux kilos et, pour payer, avaient sorti de l’argent d’un sac dans lequel, aux dires de Mme Cárcamo, il y avait plus de billets qu’un brave homme peut en gagner en travaillant honnêtement.
 Un autre témoin, le jeune poète Carlos Díaz Loyola, un habitué des abattoirs qui signait ses vers sous le nom de Pablo de Rokha, ajouta : “Ils ont effectué cet achat et ils se sont éloignés dans la foule qui comparait les vertus d’un beau carré de porc préparé à la mode de Chillán, des kilomètres crépusculaires de saucisses, du tressage parfaitement wagnérien des tripes, des tétines présentées avec les hommages d’un lit de persil et des testicules qui, ouverts, exhibaient toute la virilité de la caste des taureaux d’Osorno.”
 On peut signaler qu’un autre poète, Ricardo Eliécer Neftalí Reyes Basoalto, plus connu sous le nom de Pablo Neruda dans les milieux bohèmes de l’époque, lut cette affirmation et, dans une lettre enflammée adressée au directeur de Última Hora, critiqua le barde pour son évident mépris des tétines : “De même que les seins d’une dame ne méritent pas l’opprobre d’une main gantée, l’amertume du persil ne convient pas aux tétines car rien n’est plus digne et plus sensuel que le calme odorant du céleri.”
 Dans ce même journal, Marco Antonio Salaberry, directeur de la police judiciaire à l’époque, déclarait sa stupéfaction face à des délinquants qui, après avoir commis le terrible délit d’atteinte à la propriété, s’éloignaient du lieu de leur forfait à pied, avec le naturel d’un croyant sortant de sa messe quotidienne. Il prévoyait une rapide capture des coupables et manifestait également sa préoccupation devant un délit inédit dans un pays pacifique et respectueux des lois.
 “Je suis donc le petit-fils d’un pionnier”, se dit le vétéran et, avant de quitter la maison, il se regarda dans la glace. Il était entièrement vêtu de noir, l’ampleur de sa veste ne trahissait pas la bosse du revolver caché sous son aisselle gauche. Dans ses poches, juste quelques pièces de monnaie et une feuille avec un numéro de téléphone.
 –  Je suis l’ombre de ce que nous avons été et nous existerons aussi longtemps qu’il y aura de la lumière, murmura-t-il avant de refermer la porte..
."

Luis Sepulveda - L'Ombre de ce que nous avons été



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