, Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°357 (2013-08)

Mardi 26 février 2013

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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  Lully -
La Pastorale comique
Marin Marais - Prélude pour 2 violes

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L'hiver dans la bergerie de la Ferme
Berdoulets
 
Astugue (Hautes-Pyrénées)
  du 8 au 15 février 2013







Petit texte :


"
« Arlaten » appelle le berger.
Et, tout de suite, le bélier a répondu à cette voix avec son chant d'amour enroué. Du milieu de cette ombre luisant où danse la vapeur des feuilles pourries et du suint, on a vu arriver la bête à pas timides jusqu'aux lisières de la lueur. La lumière est allée dans la grande tempête de laine de ce poil roux ; elle s'est appuyée sur ce tourbillon marin des larges cornes ; la bête est là, dans la presque nuit comme sous les enlacements vivants de la mer.
Lentement le berger se met à genoux dans la paille.
« Je te retrouve, il dit à voix basse. Viens, mon petit, viens, beau comme le jour, ô frisé ! Ô toi d'Arles ! Ô toi qui faisait peur aux troupeaux de thons quand je te menais paître le sel aux plages. Mon beau soleil ! Maintenant, si tu sortais de ton bain dans la mer on crierait : « Le voilà celui qui arrive d'Egypte ! »
Le bêlier s'approche. Il a tourné sa tête pour placer ses cornes. Il a mis son museau sur le cou du berger. Il souffle son grand souffle avec, de temps en temps, un ronflement de joie.
« Tu l'as bien soigné, dit le berger.
- Merci, dit le papé.
- Mieux que moi.
- Non, pas mieux que toi. C'est une bête affectueuse, vois sa famille là, tout autour. Il devait t'attendre. Il nous laisse quatre brebis pleines en salutation. »
Le berger se redresse.
« Chabrand, là, dans ta paille, avec mon bélier contre moi, j'ai senti doucement la mort froide. Tu te souviens de ce temps où je t'ai laissé ? Moi, je me souviens, parce que tout ça s'est marqué en fer chaud. Tu m'as dit : « Merci de me faire voir ta pitié. » Souviens-toi, papé. Tu me croyais dur. Et moi je croyais bien faire, on a toujours trop peur de la faire voir, sa pitié. C'est la triste vérité. On ne doit jamais mener le troupeau pour le massacre où je l'ai mené, sur les routes. Mieux vaut renier les hommes. Ah ! Laissons !... »

On crie de côté de la maison des « Olivier ! » des « Papé ! » des « venez ! » des choses de joie dans le bruit des feuilles ; la mère a ouvert la fenêtre et appelle ; même, la petite voix saine de Madelon appelle aussi du fond de la chambre.
« On y est », dit le papé.
Il demande aux femmes à travers la nuit :
« Entier ?
- Beau ! On lui répond.
- Renvoie-moi, dit le berger, je te rendrai grâces. Vous avez maintenant le souci de la joie.
- Reste, berger, dit Olivier, c'est moi le père de l'enfant qui t'en prie. Nous avons eu du malheur d'abord : la petite que tu as vue n'a pas sa vie de jambes. Peut-être cette fois le bonheur va entrer dans la maison. Reste, tu donneras ce que tu sais.
- Volontiers. »
Julia est là sur le seuil. Elle porte un plein tablier de quelque chose.
« Qu'est-ce que c'est ? Demandent le papé et Olivier ensemble.
- Un gros garçon.
- Fais voir. »
Elle ouvre son tablier à largeur de bras et l'enfançon est là-dedans, couché tout nu sur une poignée d'herbe.
Le papé met la main sur cette petite chair neuve encore, pleine de sang dans les plis ; il palpe à pleins doigts la figue d'entre-jambes.
« Oui, c'est bien un homme, il a tout. »
Le bélier s'avance et vient reconnaître l'enfant comme un agneau.
« Laisse-le, dit le berger. C'est bon signe quand les bêtes sont là pour les naissances. Une bête de plus sur la terre. Alors, garçon, tu veux que je te fasse les présents des bergers ?
- Oui, dit Olivier. Donnez-les-lui. Mettons toutes les chances de notre côté. »
Le berger prend l’enfant dans ses bras en corbeille.
Il souffle sur la bouche du petit.
« Le vert de l’herbe », il dit.
Il souffle sur l’oreille droite du petit.
« Les bruits du monde », il dit.
Il souffle sur les yeux du petit.
« Le soleil. »
« Bélier, viens ici. Souffle sur ce petit homme pour qu’il soit, comme toi, un qui mène, un qui va devant, non pas un qui suit. »
« Et maintenant, à moi.
« Enfant, dit le berger, j’ai été pendant toute ma vie le chef des bêtes. Toi, mon petit, par la gracieuseté de ton père, je viens te chercher au bord du troupeau, au moment où tu vas entrer dans le grand troupeau des hommes, pour te faire les souhaits.
« Et d’abord, je te dis : voilà la nuit, voilà les arbres, voilà les bêtes; tout à l’heure tu verras le jour. Tu connais tout.
« Et moi j’ajoute :
« Si Dieu m’écoute, il te sera donné d’aimer lentement, lentement dans tous tes amours, comme un qui tient les bras de la charrue et qui va un peu plus profond chaque jour.
« Tu ne pleureras jamais la larme d’eau par les yeux, mais, comme la vigne, par l’endroit que le sort aura taillé et ça te fera de la vie sous les pieds, de la mousse sur la poitrine et de la santé tout autour.
« Tu feras ton chemin de la largeur de tes épaules.
« Il te sera donné la grande facilité de porter souvent le sac des autres, d’être au bord des routes comme une fontaine.
« Et tu aimeras les étoiles !
- Brave, dit sourdement le grand-père.
- Il va prendre froid.
- Laisse, femme, laisse. Il faut que nous lui fassions voir tout de suite ce que c’est, l’espérance ! »
Le berger hausse l'enfant à bout de bras, au-dessus de sa tête. Le bélier ronronne vers l'horizon d'entre ses grandes cornes épanouies. Et, comme sous ce ronflement d'amour, la nuit là-bas s'éclaire :
« Saint-Jean ! Saint-Jean ! crie Julia, regardez ! »
L'étoile des bergers monte dans la nuit.
Jean GIONO - Le Grand Troupeau



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