Petit texte :
"On
voyait le ciel.
Voilà ce qu'on voyait : la terre qui montait vers la forêt.
Elle cachait les troncs. Dépassant la terre, les branchages
noirs. D'autant plus noirs qu'ils étaient plus chargés
de neige. Puis, le ciel clair, net, pur et, comme on était
abrité du soleil, un ciel terrible dont on pouvait voir l'infinie
viduité, l'infinie solitude, la cruauté effrayante et
sans borne. Et, ce ciel, révérence parler, il se cassait
la gueule sur le toit de la ferme ; voilà ce que je veux dire
: ce ciel était fait pour s'en aller, tel qu'il était,
jusqu'à la fin du temps, de l'espace et de la durée.
Et celui qui aurait pu le peupler d'une algue grosse comme le pouce
ou d'un lichen rond comme l'ongle, il aurait été fort,
croyez-moi. Mais, de la porte de l'étable on le voyait brusquement
finir au ras des tuiles, coupé par le bord de la toiture en
dents de scie. A partir de là, ça n'était pas
grand-chose, si vous voulez, mais c'était la joie et l'amour.
Il n'y avait plus de monde insensible. Il y avait des tuiles d'argile
cuite, la dentelle de la génoise, la joue fraîche du
toit. L'homme, on a dit qu'il était fait de cellules et de
sang. Mais en réalité il est comme un feuillage. Non
pas serré en bloc mais composé d'images éparses
comme les feuilles dans les branchages des arbres et à travers
desquelles il faut que le vent passe pour que ça chante. Comment
voulez-vous que le monde s'en serve s'il est comme une pierre ? Regardez
une pierre qui tombe dans l'eau. Elle troue. L'eau n'est pas blessée
et la voilà qui fait son travail d'usure et de roulis. Il faut
qu'à la fin elle gagne et la voilà au bout de sa course
qui aplatit à petits coups de vagues la boue docile de ses
alluvions. Regardez une branche d'arbre qui tombe dans l'eau. Soutenue
par ses feuillages elle flotte, elle vogue, elle ne cesse jamais de
regarder le soleil. A la fin de sa transformation elle est le germe,
et des arbres et des buissons poussent de nouveau dans les sables.
Je ne dis pas que la boue est morte. Je ne dis pas que la pierre est
morte. Rien n'est mort. La mort n'existe pas. Mais, quand on est une
chose dure et imperméable, quand il faut être roulé
et brisé pour entrer dans la transformation, le tour de la
roue est plus long. Il faut des milliards d'années pour soulever
le fond des mers avec des millimètres de boue, refaire des
montagnes de granit. Il ne faut que cent ans pour construire un châtaignier
en dehors de la châtaigne et, quiconque a senti un jour de printemps
sur les plateaux sauvages l'odeur amoureuse des fleurs de châtaignes
comprendra combien ça compte de fleurir souvent..."
Jean
GIONO - Que
ma joie demeure