Petit texte :
"1
Maintenant,
après l'expérience de la montagne où, deux mois
durant, j'avais vécu seul sans qu'un être humain me pose
de questions ou me regarde, mon point de vue sur l'existence commençait
de changer du tout au tout. Je voulais désormais retrouver
dans le monde cette paix absolue mais j'aspirais secrètement
à certains plaisirs que prodigue la société (comme
les spectacles, le sexe, les attributs du confort, les nourritures
et les boissons fines), toutes choses que l'on ne trouve pas sur une
montagne. Je savais à présent que, en tant qu'artiste,
ma vie en quête de la paix mais pas seulement en tant qu'artiste
: en tant qu'homme de contemplation et non homme de trop d'actions,
au sens ancien du « non-faire »
du Tao chinois (Wu Wei) qui est en soi un mode d'existence plus beau
qu'aucun autre, une sorte de ferveur monacale au milieu de la frénésie
des va-de-la-gueule amoureux de l'action dont grouille le monde « moderne »
- celui-ci ou tout autre.
C'était pour prouver que j'étais capable de « non-faire »,
même au sein de la plus tumultueuse des sociétés,
que j'avais quitté ma montagne dans l'Etat de Washigton pour
regagner San Francisco où j'avais passé la semaine à
me saouler (les « carasals » comme
Cody avait dit un jour) en compagnie des anges de la désolation,
poètes et protagonistes de la Renaissance de San Francisco.
Une semaine, pas un jour de plus, après quoi j'avais sauté
dans le train de Los Angeles (avec une bonne gueule de bois et un
peu d'inquiétude, bien sûr), destination le bon vieux
Mexique pour réintégrer ma solitude retrouvée
dans une masure de Mexico.
Il est bien facile de comprendre que, en tant qu'artiste, j'ai besoin
de solitude et d'une sorte de philosophie du « non-faire »
qui me permettent de rêver tout le jour et d'organiser en chapitres
les songes oubliés qui, des années plus tard, jaillissent
sous forme de récit. Dans cette mesure, il m'est impossible,
puisqu'il est impossible que tout le monde soit un artiste, de recommander
à tout un chacun ma façon de vivre comme une philosophie
convenant à n'importe qui. En un sens, je suis un farfelu comme
Rembrandt – Rembrandt pouvait peindre les bourgeois affairés
tels qu'ils venaient poser après déjeuner, mais, à
minuit, alors qu'ils dormaient pour se reposer parce qu'il fallait
travailler le lendemain, le brave Rembrandt était dans son
atelier, occupé à mettre de légères touches
de ténèbres sur ses toiles. Les bourgeois n'attendaient
pas de lui qu'il soit autre chose qu'un artiste, aussi n'allaient-ils
pas frapper à sa porte à minuit pour lui demander :
« Pourquoi vivez-vous de cette façon, Rembrandt
? Pourquoi êtes-vous seul cette nuit ? A quoi rêvez-vous
? » Et ils ne s'attendaient donc pas à ce que
Rembrandt se retourne et leur réponde : « Il
vous faut vivre comme moi, dans la philosophie de la solitude, il
n'y a pas d'autres solution. » J'étais pareillement
à la recherche d'une sorte de paix, d'une existence vouée
à la contemplation et à ses raffinements au nom de mon
art (de la prose, des récits dans mon cas) (narrations de ce
que j'avais vu et de la manière dont je l'avais vu) mais c'était
aussi d'un style de vie que j'étais en quête : considérer
le monde du point de vue de la solitude et méditer sur lui
sans s'empêtrer dans les imbroglios de ses actions aujourd'hui
célèbres par leur atrocité et leur abomination.
Je voulais être un Homme du Tao qui observe les nuages et laisse
l'Histoire faire rage en dessous (quelque chose qui n'est plus permis
après Mao et Camus !) (Cela sera un jour)...
Mais je n'avais pas supposé que, en dépit même
de ma ferme résolution, de mon expérience dans les arts
de la solitude et de ma liberté qui était la liberté
de la pauvreté, je n'avais pas supposé que je serais,
moi aussi, embarqué dans l'action, je ne pensais pas qu'il
serait possible que...
Mais passons aux détails qui sont la vie de l'événement..."
Jack
Kerouac - Les
Anges Vagabonds