Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°298 - Mardi 27 décembre 2011

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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Joseph Haydn -
La Création

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Images de Novembre (II)
"roses et décorations" (de Noël ?)
La Cluse et Mijoux et Lac de Saint Point (Haut-Doubs)
samedi 26 et dimanche 27 novembre 2011

 



Petit texte :

"Se pourrait-il que certains mots soient vivants?
Ceux qui s'emparèrent de la bouche de ma mère ce matin-là semblaient avoir leur volonté propre. Ils ne ressemblaient à rien.
Une langue inconnue possédait cette femme arrachée à elle-même par la douleur. L'une des prières du dernier soir. L'une de celles qui font lever les damnés comme des gâteaux passaient entre les lèvres sèches de Frasquita. Et ces mots murmurés résonnaient, vibraient tout autour de la charrette, pénétraient chacun des fugitifs, contaminaient l'air qu'ils respiraient, l'espace qu'ils traversaient. La prière matérialisait une sorte de cercle autour de ma mère, un cercle englobant les anarchistes, les enfants et le tout petit bout de terrain sur lequel ils avançaient. Un morceau du monde où les mots de la prière, incompréhensibles, avalaient le chant des oiseaux, étouffaient le bruit des pas, happaient les grincements de la charrette et faisaient taire les cailloux du chemin.
Ils atteignirent la grand-route pensant y trouver des barrages, mais ils ne virent rien. Pas la moindre trace de soldats. Rien. La route était déserte.
Les enfants sortirent de la prière pour quémander de l'eau dans une métairie.
A quelques pas seulement de la charrette, le monde reprenait ses droits, le monde chantait, le vent soufflait son air tiède, les insectes bruissaient, paisibles, et les couleurs retrouvaient leur intensité.
Les bonnes gens qui ouvrirent leur porte à Angela et à Pedro observèrent de loin la charrette et les silhouettes brisées qui l'avaient tirée à tour de rôle jusque-là. Ils virent cette femme assise de profil, droite, comme plantée dans sa carriole et dont seules les lèvres bougeaient.
Quelque chose se passait sur la route. La mort rôdait autour du groupe dépenaillé et épuisé, sous ce ciel tout chargé de violence immobile.
Ils ne proposèrent pas aux enfants d'entrer mais donnèrent plus que les petits n'auraient osé demandé. De grandes outres pleines d'eau fraîche, du pain et même une petite gourde d'eau-de-vie et des amandes. Puis vivement, les paysans refermèrent leur porte, inquiets à l'idée de se laisser pénétrer par ce qui errait ainsi, douloureusement, sur les routes.
Derrière leurs fenêtres, ils regardèrent la charrette reprendre sa course dans un mouvement saccadé, irréel. Un tableau s'était arrêté devant chez eux, des êtres en étaient sortis, puis le tableau s'était remis en marche. Sans lui laisser le temps de sécher, le peintre avait passé la main sur la toile, balayant les lignes, mélangeant légèrement les formes, effaçant les couleurs. Le soleil lui-même semblait ne pas pouvoir pénétrer le cadre.
Ces gens ne marchaient pas, ils flottaient dans une éclipse partielle quelque part au-dessus de la route. Dans leur sillage, une tourmente de mots, de phrases, grondait.
Tout s'obscurcissait. L'orage menaçait et Frasquita ne cillait pas. La route, le silence et la ligne brisée du temps n'étaient rien comparés aux visions de son esprit malade de douleur.

L'incantation convoquait ses ancêtres dans le pentacle dessiné par sa voix.
Toutes ces femmes qui, avant elle, avaient reçu la boîte et les prières en partage accouraient portant leur mort comme un nouveau corps. Mort violente, mort douloureuse, mort douce, mort secourable, mort espérée, mort acceptée, rejetée, terrifiante. Chaque mort venait caresser le corps chaud de cette femme qui appelait. Une foule d'ombres se pressait autour d'elle, buvant sa vie comme un nectar, et chaque baiser offrait à ma mère une mort différente. Elle en visitait les terribles facettes, vivait les agonies, les surprises, les terreurs. Les mains paniquées des morts par surprise, à jamais étonnées de ne plus être, lui réclamaient leur vie volée, lui arrachaient un morceau de la sienne pour la dévorer dans un coin d'ombre. Sa vie partait en lambeaux, écorchée, avalée, usée par les caresses et les baisers glacés. Elle se débattait dans le magma des douleurs et des peurs, suppliant qu'on lui rendît son enfant arrêtée dans les replis de l'au-delà.
Mais que pouvaient ces morts qui la pressaient de toutes parts, que pouvaient-ils pour elle ces condamnés à une éternelle agonie, empêtrés à jamais dans l'horreur de leur dernier souffle ?
Alors, au bord du cercle qui s'était formé, Frasquita entrevit d'autres formes plus lointaines qui l'observaient. Une assemblée lumineuse.
La mort gardait ses secrets. Le royaume des ombres recelait ses lumières. Peut-être ces spectres devaient-ils faire leur deuil des vivants avant de gagner leur paix.
Elle ne résista plus et s'offrit à tous les tourments. Si tel était le prix à payer ! Le petit cadavre de Martirio était blotti contre sa poitrine. Blême, les yeux ouverts sur la nuée des morts. Et dans le tourbillon des formes qui les frôlaient, Frasquita vit l'enfant sourire.
Soudain, la porte ouverte sur l'au-delà se referma et tout disparut.
Frasquita revint à elle comme on remonte à la surface d'un puits.
Elle était couchée dans une tour en ruine. Anita, assise sur sa boîte, lui épongeait le front brûlant. La couturière enlaçait toujours le corps de Martirio et, malgré la fièvre, elle sentit que la chair de sa fille était chaude et que sous sa main son petit coeur palpitait.
L'enfant dormait, paisible, sur le ventre de sa mère. Elle avait réussi. La prière qu'elle avait dite était perdue pour cent ans, mais sa fille vivait. La mort avait lâché sa proie, la mort avait cédé..."

Carole Martinez - le Coeur cousu



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