Un petit texte :
                  
                    "Il fallut attendre que la neige eût commencé à
                    fondre ; heureusement que l'hiver avait été très
                    froid, mais sec, et le printemps s'annonça de bonne
                    heure. Ce pâturage de Sasseneire est à deux mille
                    trois cents mètres ; il est de beaucoup le plus
                    élevé de ceux que possède la commune, c'est-à-dire
                    trois, mais qui sont sur les côtés de la vallée,
                    tandis que Sasseneire est dans le fond, sous le
                    glacier. Il arrive qu'à ces hauteurs-là, il y ait
                    encore au mois de juin, des deux, des trois pieds de
                    neige dans les parties mal exposées. Le bénéfice de
                    cette année fut pour Crittin que la couche blanche
                    se trouva moins épaisse là-haut que d'ordinaire et
                    fut ainsi plus vite usée par la bonne chaleur du
                    soleil qui avait commencé à se faire sentir dès le
                    mois de mars. On n'était pas encore au milieu de mai
                    qu'ils purent monter, et étaient cinq, c'est-à-dire
                    le Président, Crittin et son neveu, Compondu et le
                    garde communal. Ils sont partis à quatre heures du
                    matin avec leurs lanternes et des provisions, sans
                    oublier une ou deux bottilles de muscat (qui sont de
                    petits barils plats en mélèze, de la contenance d'un
                    pot, ou un litre et demi). Ils avaient des souliers
                    ferrés et des deux Crittin des jambières de cuir,
                    les autres des guêtres de drap boutonnant sur le
                    côté. On va d'abord à plat sur la rive gauche du
                    torrent coulant dans un lit très encaissé, entre
                    deux fortes marges de sable qui apparaissaient sitôt
                    que l'eau commence à se faire rare, mais en cette
                    saison les bancs de sable et les deux berges
                    elles-mêmes avaient complétement disparu. On voyait
                    vaguement le torrent hausser à plein au ras des prés
                    son dos blanc, qui semblait bouger sur place. Le bon
                    pays était ici avec son herbe déjà haute, pleine de
                    fleurs ; ici, c'était encore le bon pays où le
                    torrent était silencieux et tout tranquille dans les
                    herbages, comme une bête en train de pâturer. Les
                    hommes marchaient en deux groupes : le Président et
                    Crittin plus devant. Le Président avait une lanterne
                    ; le garde de commune avait une lanterne. On a
                    commencé à monter. On s'éloignait peu à peu du
                    torrent qu'on laissait descendre sur sa gauche comme
                    à la corde, tandis qu'on montait soi-même sur la
                    droite, parmi les bosses de terrain qui venaient en
                    avant et se mettaient en travers de votre chemin, de
                    sorte qu'il fallait redescendre, puis on
                    recommençait à monter. On a passé devant une petite
                    réunion de fenils qui vous ont regardé venir, se
                    taisant pour vous regarder venir : après quoi, ils
                    ont été se serrer les uns contre les autres, comme
                    pour se dire des choses. On y voyait encore un peu
                    ici, à cause des étoiles et à cause de l'assez
                    grande largeur du ciel. Mais voilà que bientôt les
                    bords de la vallée se sont rapprochés, en même temps
                    qu'on a vu s'avancer à votre rencontre un espèce de
                    nouvelle nuit plus noire, mise dans le bas de
                    l'autre comme pour vous empêcher de passer. Le
                    Président leva sa lanterne, qui était une lanterne à
                    vitres carrées laissant sortir une bande de lumière
                    sur son devant et sur chacun de ses côtés : on a vu
                    chacune de ces bandes s'allonger : l'une frappant en
                    face de vous la pente raide où les pierres ont eu
                    une ombre, les deux autres faisant venir à droite et
                    à gauche les troncs rouges des pins qui semblaient
                    avoir été cassés à une faible hauteur au-dessous du
                    sol par le vent. On a commencé à cheminer entre ces
                    tronçons de colonnes comme dans un corridor de cave,
                    qui était fait par la lanterne, que la lanterne
                    creusait, que la lanterne perçait devant vous à
                    mesure qu'on avançait ; puis la lanterne l'ôtait de
                    devant vous, alors tout le noir vous croulait
                    dessus. On était pris dedans, on l'avait qui vous
                    pesait sur les épaules, on l'avait sur la tête, sur
                    les cuisses, autour des mains, le long des bras,
                    empêchant vos mouvements, vous entrant dans la
                    bouche ; et on le mâchait, on le crachait, on le
                    mâchait encore, on le recrachait, comme la terre de
                    la forêt. On se débattait ainsi un moment, comme
                    quand on a été enterré vif, puis la lumière de la
                    lanterne vous ressuscitait à nouveau ; - pendant
                    qu'ils allaient, les cinq hommes allaient, et de
                    temps en temps une pierre qu'ils faisaient rouler
                    descendait la pente qu'ils montaient eux-mêmes,
                    mêlant son bruit au bruit de leurs souliers.
                    Plusieurs fumaient ; mais, dans une nuit pareille,
                    on a beau fumer, c'est comme si on ne fumait pas.
                    On a beau tirer tant qu'on veut sur le tuyau de sa
                    pipe et amener à soi toute la quantité de fumée
                    qu'on veut : faute d'être vue, elle est comme si
                    elle n'existait pas. Ils avaient donc laissé peu à
                    peu leurs pipes s'éteindre et ils les avaient
                    fourrées dans leur poche ; ils avaient été sans
                    pipe, ils faisaient seulement un peu de bruit avec
                    les pieds ; puis l'un ou l'autre disait quelque
                    chose, mais quand on ne peut pas les voir, les mots
                    c'est comme la pipe, les mots eux non plus n'ont
                    point de goût. Les hommes ont fini par ne plus rien
                    dire du tout ; c'est ainsi qu'on a mieux entendu le
                    torrent quand il est revenu avec son bruit, il a
                    commencé à venir un peu, puis brusquement, à un
                    contour, il a été là dans toute sa force. C'est
                    qu'on était entré dans la gorge..."
              C.F. Ramuz - La Grande Peur
                  dans la Montagne