Petits textes :
YGDRASIL ET LA PENDAISON D'ODIN
"De tout temps à jamais,
il y eut l'if Ygdrasil. Son feuillage toujours
vert se perd dans les cieux et ses branches
accrochent les nuages. Ses trois énormes racines
cheminent vers les neufs mondes, et sous chaque
racines jaillit une source sacrée.
C'est lui l'axe d'éternité, le pilier central de
tout l'univers des Germains. Le crépuscule des
dieux lui-même ne fera qu'à peine trembler son
tronc et frémir son feuillage.
Sous sa première racine coule la source Urd où
vivent deux cygnes, pères de tous les cygnes, et
cette racine couvres Asaheim, le monde des dieux
Ase.
Sous sa deuxième racine sourd Mimir qui recèle
la sagesse et l'intelligence, et cette racine
s'en va couvrir Jotunheim, le monde des géants
du givre.
Sous sa troisième racine sourd Hvergelmir, et
cette racine s'en va vers Niflheim, le monde du
froid et des brouillards. Là, Nidhogg, le
serpent géant, ronge toujours la racine pour
tenter d'ébranler Ygdrasil l'if sacré.
Dans le feuillage sont quatre cerfs qui, sans
cesse, broutent et dévorent les jeunes aiguilles
de l'if sacré pour tenter de l'assécher.
Mais chaque jour, les nornes, les gardiennes de
la source Urd, y puisent l'eau et la mêlent à la
vase blanche qu'elles recueillent auprès de la
source. Et sans cesse, elles en aspergent le
feuillage d'Ygdrasil qui toujours reste vert,
qui jamais ne se dessèche. Et de là, tombe au
matin la rosée dont se nourrissent sur terre les
abeilles qui nous donnent le miel.
Et sans cesse, de ce mélange d'eau et de vase
blanche, elles frottent le tronc de l'if qui
jamais ne s'ébranle sous les morsures de
Nidhogg.
Et encore est perché au sommet d'Ygdrasil un
aigle immense au savoir plus grand encore. Il
voit et surveille tout ce qui s'est fait, tout
ce qui se fait, et tout ce qui se fera dans les
neuf mondes. Entre ses yeux est posé Vedrfolnir
le faucon.
Sans cesse, Ratatosk, l'écureuil court le long
du tronc d'Ygdrasil, monte et descend. Sans
cesse, il monte des racines à la cime porter à
l'aigle les paroles de haine de Nidhogg le
serpent ; sans cesse, il descend de la cime
jusqu'à la racine rapporter à Nidhogg les
paroles de mépris de l'aigle. Et tant que durera
la course de Ratatosk, dureront dans les neuf
mondes la haine et la guerre.
Tous les jours, Odin, chevauchant Sleipnir le
cheval à huit jambes, et les autres dieux
franchissent le pont Bifrost, l'arc-en-ciel, et
tiennent conseil autour de la source Urd au pied
même d'Ygdrasil. Et aujourd'hui, Odin et ses
frères, Hoenir le sage et Lodur le mystérieux,
errent dans Mannheim, et ce monde est vide et
sans vie. Odin et ses frères longent la mer. Sur
la grève, ils trouvent deux troncs d'arbres,
l'un de frêne, l'autre d'orme.
Odin se penche sur les deux troncs d'arbre, les
relève, et soudain les anime : à chacun il donne
le souffle et la vie.
Hoenir les anime plus encore, leur déliant les
membres et l'esprit. Puis Lodur parachève
l'oeuvre de ses frères insufflant la vue, l'ouïe
et la parole. Enfin ils les vêtent d'habits pour
couvrir leur nudité et les nomment : Askr, et ce
fut le premier homme venu du frêne ; Embla, et
ce fut la première femme venue de l'orme. Ils
les installent dans la forteresse Midgard, la
terre des hommes ; puis, pour eux-mêmes et leurs
pairs, ils bâtissent Asgard, la forteresse des
dieux.
Mais toujours Odin, le grand voyageur, parcourt
Ygdrasil le grand if, à la recherche de la
sagesse et de la connaissance. Galopant partout
sur Sleipnir, le cheval aux huit jambes, il
s'enfonce dans les forêts, traverse les nuages,
plonge dans les sources, descend sous les mers.
En vain, il cherche... Mais aujourd'hui, sa
quête l'a mené au pied d'Ygdrasil, sous la
racine qui plonge vers Jotunheim, le monde des
géants du givre. Là est Mimir, la source de la
sagesse et de la connaissance, gardée par les
Vala. Il s'approche sous les traits d'un simple
vagabond. Derrière le large bord d'un grand
chapeau, il dissimule son visage. Dans une
grande cape de bure, il cache le corps du dieu.
D'un air détaché, il demande à boire.
Mais la Vala, gardienne et devineresse, sait
déjà qui est ce voyageur et quelle est la nature
profonde de sa quête.
Même toi, dieu parmi les dieux, père de tout, si
tu t'abreuves à la source de la connaissance, il
te faut payer le prix, répond la gardienne de
Mimir.
Odin sait que le prix à payer pour un dieu est
lui-même, une part de lui-même, seul don de
prix, don de dieu.
Rejetant en arrière son chapeau inutile, de sa
main il s'arrache un oeil, le prix de la
connaissance, et le jette dans l'eau de la
fontaine Mimir. Odin sera à jamais maintenant le
dieu borgne. Mais de son oeil unique, il voit
maintenant la science absolue. Mais de l'oeil
d'Odin, offert à la fontaine de la connaissance,
viendra la lumière pour Mannheim et Midgard.
Puisque cet oeil, c'est le soleil des hommes qui
chaque matin, rouge encore du sang du dieu,
jaillit de la fontaine Mimir pour éclairer la
terre des hommes et, chaque soir, replonge pour
la nuit dans l'eau de la fontaine de la
connaissance.
Odin, le père de tous, a bu pour lui-même à la
source de la connaissance, la science absolue,
le grand secret, mais sa quête n'est pas
terminée.
Il lui faut encore partager avec ses fidèles,
dieux, géants... et quelques hommes, une part du
grand secret. Il lui faut inventer et créer
gravure, écriture, tel que les initiés, et les
initiés seuls, pourront partager et transmettre
à leur tour cette part du grand secret. Il lui
faut inventer l'écriture sacrée, l'écriture
magique, l'écriture du secret... les runes.
Odin revient encore une fois vers Ygdrasil, l'if
sacré. Il vient sur l'arbre sacré s'offrir en
sacrifice au père de tous, au dieu des dieux...
à lui-même :
Je
me suis offert à Odin
Moi-même à moi-même.
Odin lui-même se pend à l'if sacré, à
Ygdrasil. Odin lui-même se perce le flanc de sa
propre lance.
Neuf jours et neuf nuits, le dieu borgne, sacrifié
à lui-même, restera ainsi pendu contre l'écorce de
l'arbre de l'univers, le flanc ouvert, en proie à
la souffrance et à la création. Neuf jours et neuf
nuits pour créer les caractères sacrés, créer les
runes, créer l'écriture du grand secret.
Descendu enfin de l'arbre sacré, Odin va graver
les runes sur des baguettes de bois dur. Ces
baguettes, il les grattera en copeaux si fins
qu'il les mêlera à l'hydromel offert à ses fidèles
parmi les hommes.
Alors les runes se répandront parmi ceux qui ont
accès à l'hydromel sacré, à leur tour ceux-ci les
graveront sur la pierre, sur le bois du bouleau ou
de l'érable, et transmettront à leurs propres
fidèles les gravures du secret. Le secret, créé
sur l'arbre même, sur Ygdrasil, l'if sacré."
Louis ESPINNASSOUS– Contes et Légendes de l'arbre